Des libertés économiques individuelles
Pour l’économiste, la Liberté se résout dans les libertés que l’agent économique va exercer dans ses choix soumis aux raretés s’exprimant sur les marchés. La Liberté n’est que l’ensemble des libertés particulières (et bien sûr interdépendantes).
L’État contrôle de plus en plus parfaitement nos revenus et nos activités marchandes, c’est-à-dire, notre contrainte budgétaire monétaire. Pour le choix d’allocation de notre temps disponible, des règles s’établissent également par des impossibilités (travail de nuit pour certaines catégories de population, temps de travail limité sur une période…) mais une large liberté demeure, y compris pour ce qui concerne le travail marchand. Même en état de guerre ou d’incarcération, l’individu garde des libertés dans l’usage de cette ressource rare (Soljenitsyne ne disait-t-il pas que sa liberté, sur l’ensemble de sa journée de détenu, était assurée par la demi-heure de bucheronnage qu’il effectuait librement chaque matin, avant l’éveil des autres prisonniers ?). C’est cette liberté dans l’allocation de notre temps que je me propose d’étudier ici.
On considèrera pour ce faire les analyses récentes des choix de temps d’activités, qui dépendent éminemment de l’inscription sociale des individus (tout particulièrement de la structure de leur réseau familial) : temps consacré aux activités marchandes rémunérées, temps de travail domestique, temps de loisir. Cette analyse doit être fondée, dans le cadre de la théorie de la production domestique, sur le modèle d’allocation du temps proposé par Gary Becker dans son article de 1965, dont on présente en Annexe une généralisation qui permet d’endogénéiser la valeur du temps, donc de la différencier selon les caractéristiques des individus.
L’analyse économique de l’allocation du temps
L’agent économique, qu’on le considère au niveau individuel ou dans son rôle au sein d’un ménage, fait usage de temps dans toutes ses activités économiques, sociales ou personnelles. Il s’agit ici du temps alloué à ces activités, non du choix du moment — passé, présent ou futur — où l’activité a lieu (substitution intertemporelle qui constitue un sujet plus ancien de la pensée économique). On sait que chacun dispose d’un temps limité, en fait usage de manière univoque (pour une unique activité, telle celle de s’alimenter) ou multiple (assumant plusieurs tâches dans le même espace de temps), est contraint par des usages obligatoires plus ou moins semblables d’un individu à l’autre (par exemple de sommeil) et ne peut échanger son temps sur un marché (bien que des échanges interpersonnels existent, par exemple au sein de la famille, ou intertemporels par retardement de certaines activités). L’origine de sa valeur tient fondamentalement au degré de substitution existant entre un temps d’activité personnelle (se couper soi-même les cheveux, activité opérée avec l’apport de certains biens ou services marchands) — classiquement dénommée production domestique — et un bien ou service marchand nécessitant un temps d’activité nul ou inférieur (aller chez le coiffeur) ainsi que, en deuxième lieu, le temps de travail marchand qui fournit les revenus nécessaires à l’achat des biens (payer le coiffeur). Sans cette possibilité de substitution, on ne peut considérer ce temps d’activité que comme une contrainte supplémentaire, s’ajoutant à la contrainte budgétaire de l’agent (c’est le mode de théorisation du temps d’activité dans l’analyse microéconomique classique). Ce sujet d’étude a été renouvelé par l’article fondateur de Gary Becker (1965) présenté en Annexe.
Un exemple : les choix alimentaires des jeunes retraités
Un exemple intéressant de l’importance de la considération de l’allocation de temps pour expliquer les comportements économiques individuels est l’étude de l’ensemble du processus alimentaire, dans ses deux dimensions d’achat monétaire et de production domestique des repas (course, préparation des plats, de la table). Ce comportement alimentaire a donné lieu aux Etats-Unis à un débat qui a longtemps partagé les économistes pour expliquer un fait empirique : les personnes entrant en retraite diminuent significativement leurs dépenses alimentaires et donc risquent une insuffisance alimentaire s’accompagnant de graves conséquences potentielles sur leur santé. Les économistes américains ont considéré que ce fait, statistiquement bien établi, constituait un paradoxe, dans la mesure où les ménages âgés, moins insérés socialement après leur retraite, devraient au contraire se consacrer à une amélioration de leur cadre de vie privé et en particulier à la qualité de leur alimentation. On observe en effet (Gardes, 2021, section 4.3), en considérant uniquement les couples sans enfants pour éviter les effets de taille, que la dépense alimentaire moyenne du ménage qui atteint la retraite baisse en France de 12,5% alors que l’effet statistique de l’âge du chef de famille entre ces deux types de ménage n’est estimé qu’à -1,6%. Un même phénomène est observé pour les ménages américains dont la dépense alimentaire diminue de 18% pour ces tranches d’âge en 2012. On a généralement expliqué cette baisse par la sortie du marché du travail, qui peut modifier les besoins alimentaires (en diminuant les efforts physiques) comme il peut changer les comportements (par la disparition des interactions sociales au travail), mais aucune explication de ce type n’a convaincu la profession.
Aguiar et Hurst (2007) ont donné une explication plus convaincante de ce paradoxe : en examinant la structure des composants alimentaires essentiels (glucose…) issus de la consommation de produits finaux (par l’intermédiaire d’une matrice de transformation de ces produits en leurs composants nutritifs élémentaires), ils ont prouvé que le vecteur de ces ingrédients élémentaires n’avait pas diminué lors du passage à la retraite, donc que l’alimentation des personnes âgées, obtenue par une production domestique différente et plus élaborée de leur processus d’alimentation avant la retraite, ne diminuait ni en qualité ni en quantité par rapport à la situation de pré-retraite.
A l’occasion de la retraite, une substitution s’opère donc des dépenses monétaires vers un temps domestique de préparation de l’alimentation. L’examen des budgets-temps des ménages français montre en effet que le temps consacré à l’alimentation augmente considérablement lors du passage à la retraite : de 30% par exemple en France dans la comparaison des ménages de la tranche d’âge 65-70 ans à ceux de la tranche des 55-59 ans (entre lesquels la dépense alimentaire monétaire diminue de 12,5%). L’estimation de la dépense complète d’alimentation (additionnant la dépense monétaire et la valeur du temps d’alimentation évalué à un coût d’opportunité propre à l’activité alimentaire) révèle que cette dépense complète ne change guère entre ces deux tranches d’âge, ce qui conforte donc l’explication donnée par Aguiar et Hurst : la retraite, dégageant du temps libre pour la production domestique, permet de diminuer les dépenses monétaires d’alimentation par des achats moins onéreux et l’acquisition d’ingrédients non transformés, et sans doute d’augmenter la qualité des repas produits plus complètement à domicile. L’analyse de la substitution entre les deux types de dépenses, monétaires et temporelles, s’avère donc essentielle pour comprendre ce paradoxe de l’alimentation des personnes âgées. Elle montre surtout qu’une intervention — coûteuse — de l’État sous la forme d’une taxation négative (par exemple par l’octroi de bons d’alimentation) entraînerait une surconsommation alimentaire des retraités, en contredisant en fait une liberté de choix qui les amène naturellement à adapter leur comportement d’alimentation aux nouvelles contraintes et aux nouveaux coûts de leur situation sociale.
Liens entre les applications de la théorie de la production domestique et les libertés économiques
De l’inégalité des niveaux de vie entre les ménages
La valorisation des temps d’activités marchandes et domestiques au niveau individuel (d’un ménage ou d’un individu) étend considérablement le champ d’analyse des comportements économiques individuels : l’intégration de la valeur temporelle de l’ensemble de la consommation des ménages permet ainsi d’estimer un revenu complet du ménage et de montrer (Gardes et Starzec, 2018) que l’inégalité de ces revenus complets est systématiquement inférieure à celle de sa composante monétaire (leurs évolutions étant sans doute également divergentes). Cela prouve que les libertés laissées aux ménages dans l’allocation de leur temps disponible leur permettent de compenser partiellement les inégalités dont ils souffrent sur le plan monétaire. Elles permettent aussi, par le calcul d’échelles d’équivalence complètes, de montrer que le coût relatif d’un enfant supplémentaire (intégrant toutes ses conséquences sur l’allocation du temps entre diverses activités) s’avère supérieur (relativement au coût de l’adulte supplémentaire) au coût relatif monétaire, ce qui remet en cause l’ensemble des échelles utilisées par la puissance publique pour ses diverses mesures de redistribution des revenus. En d’autres termes, le coût « complet » de l’enfant supplémentaire est plus élevé pour les ménages dont les revenus monétaires sont plus élevés. C’est une indication précieuse de la contrainte économique qu’introduit la présence d’enfants dans le ménage, donc de la liberté de choix (plus faible qu’il n’apparait sur le seul plan monétaire) qui leur est impartie du fait d’un alourdissement de leurs contraintes de ressources monétaires et temporelles.
De l’inégalité des prix virtuels
Le modèle d’allocation du temps avec un coût d’opportunité du temps endogène permet également d’estimer les prix complets des différentes consommations, dont Boelaert et al. (2017) ont montré qu’ils sont fortement corrélés aux prix virtuels issus des contraintes du choix ou aux ressources non monétaires des agents. On observe que ces prix virtuels, tout comme les prix complets, varient assez largement d’un ménage à l’autre, ce qui indique des différenciations sociales dans les conditions de choix économiques entre les ménages et explique ainsi une partie des différences observées dans les choix de consommation des ménages. Les individus étant mieux informés de leurs conditions de choix atteindront donc, si liberté leur en est laissée, un optimum social meilleur que ne le ferait un service de planification centralisé mal informé de ces spécificités individuelles. Par ailleurs, les autres agents sont encore plus mal informés que l’agent lui-même de ces prix virtuels, ce qui détériore également la décision collective en cas d’interactions sociales.
De l’inégalité de la valeur statistique de la vie humaine
Une autre application concerne une nouvelle évaluation de la valeur statistique (c’est-à-dire économique) de la vie humaine basée sur l’intégration de toutes les heures vécues par un individu au cours de son cycle de vie (avec une valorisation dépendant des caractéristiques de l’individu et en particulier de son âge). Cette évaluation fournit des valeurs proches de la moyenne de celles fournies par les méthodes alternatives (de l’ordre de 3 millions de dollars US de 2015, voir Gardes, 2018, Tableau 4). Ce type d’évaluation — qui, évidemment, doit être manié avec prudence tant il est vrai que la vie humaine n’est pas uniquement un bien économique — permet de pallier l’absence de tout calcul économique de la part de l’État lui permettant, par exemple, de comparer les gains des mesures de confinement à leur coût économique immédiat (sans parler des coûts futurs liés à la fragilité attendue des hommes et du tissu économique). Pour ce faire, il faut évaluer ces coûts (monétaires) et gains (en vies humaines) dans une même unité, qui ne peut être que monétaire. Si l’on suppose ainsi que les restrictions de la première année virale en France ont diminué d’un tiers le bilan mortel du virus, évitant 15000 morts, le gain en vies humaines s’évalue monétairement pour la France à 35 milliards d’euros au maximum, alors que le coût direct des restrictions, de l’ordre de 11% du produit intérieur, a été de 240 milliards. Cela ne conduit pas nécessairement à conclure que le confinement était une mauvaise idée, mais nous éclaire sur son bilan économique.
Dans le tableau précité (Gardes 2018), la valeur de la vie humaine est calculée avec une actualisation exogène (fixée à 3 ou 5%) ou endogène (dépendant de la valeur du temps, voir Gardes, 2022c) — cette actualisation est nécessaire pour ramener à un même instant des valeurs réalisées à des instants différents afin de pouvoir les comparer. On constate alors, sur des données microéconomiques observées au niveau des ménages, que l’actualisation par un taux de substitution intertemporelle spécifique à l’agent économique valorise le niveau d’éducation (avec une augmentation de la valeur économique de la vie de 70%, au lieu de 22% lorsque le taux d’intérêt psychologique est fixé de manière exogène). Ceci indique que la liberté laissée à l’agent de choisir sa préférence pour le futur augmente le taux de rendement de ses investissements en capital humain[1].
Par ailleurs, on constate dans ce même tableau que la valeur statistique de la vie humaine est fortement corrélée au PIB du pays dans lequel vit l’individu, mais que, de plus, son rapport au PIB est nettement plus élevé dans les pays développés (de 53 à 80%) qu’au Burkina Faso (de 27%) ou en Pologne (de – 3%). Le degré de développement économique d’un pays influence donc positivement la valeur économique relative des vies individuelles, avec un rapport de cette valeur au PIB per capita qui est maximal dans le pays le plus libéral dans ses institutions économiques.