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L’Europe face à l’« alliance Potemkine » russo-américaine

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Les observateurs les moins défavorables à Donald Trump sont sidérés par les propos qu’il tient depuis une semaine sur le conflit ukrainien, relayés par le maître de la caisse de résonance mondiale appelée « X », Elon Musk. Les mensonges caractérisés (c’est l’Ukraine qui aurait « commencé la guerre ») le disputent aux attaques ad hominem les plus basses contre le président Zelensky (un « comique moyen » devenu un « dictateur », au mieux corrompu, au pire criminel).

Des experts avisés prêtent certes au président américain le vaste dessein stratégique de détacher Moscou de Pékin dans le cadre de la nouvelle grande rivalité géopolitique du XXIe siècle entre la Chine et les Etats-Unis. Calcul qui, s’il était avéré, resterait des plus incertains au vu de l’étroitesse des relations sino-russes dans tous les domaines et du plan assumé par les deux pays d’en finir avec le leadership occidental. Variante dans le même esprit : la contrepartie cachée du rapprochement spectaculaire avec Poutine serait de laisser les mains libres aux Américains sur le théâtre moyen-oriental, d’Israël à l’Iran. Pari plus sensé a priori, mais là encore le succès est douteux, du moins à court terme, quand on connaît les intérêts russes dans la région et les ambitions mondiales du chef du Kremlin, fussent-elles démesurées par rapport à ses moyens réels.

La relation transatlantique à l’eau ?

Quoi qu’il en soit, pures foucades trumpiennes ou « pensées de derrière la tête », le résultat est le même pour l’Europe : elle se voit délaissée, pour ne pas dire abandonnée par son grand partenaire historique. Le sujet le plus urgent reste le sort de l’Ukraine et le plus lourd, celui du devenir de la relation transatlantique et de la garantie de sécurité américaine qui semble vaciller sur leurs fondements mêmes, après huit décennies d’une alliance dont on a quelques raisons, sauf anti-américanisme primaire, de saluer la longévité et le succès. Cette alliance n’avait en effet jamais été remise en cause par ses membres, même lors de la sortie française du commandement intégré de l’Otan en 1966, de la vague pacifiste durant la crise des euromissiles au début des années 1980 ou du grand désaccord de 2003 sur l’Irak. Le long péril communiste et la victoire finale sur le bloc soviétique, puis la lutte contre le djihadisme mondial ont été autant de facteurs de la durable solidarité occidentale. La guerre d’Ukraine elle-même a puissamment renforcé l’Alliance, dont elle a étendu les frontières nordiques avec les adhésions suédoise et finlandaise, en même temps qu’elle relançait l’effort de défense dans nombre de pays européens, et commençait enfin à y dissiper la longue et dangereuse illusion des « dividendes de la paix ».

Trump et Poutine, partenaires ?

La brutalité du virage trumpien sur la question ukrainienne et les relations transatlantiques crée donc un contexte sans précédent pour les visites du Premier ministre britannique Keith Starmer et du président Macron cette semaine à Washington. Sin le résultat de ces rencontres n’est pas encore connu, le climat n’est clairement pas à la conciliation, et la fuite en avant dans laquelle s’est lancé Donald Trump dans tous les domaines n’augure rien de bon. Sans doute l’homme nous a-t-il habitués à des volte-face, naguère sur la Corée du Nord, hier sur la hausse des tarifs douaniers avec le Mexique, aujourd’hui précisément sur l’Ukraine. Mais peu nombreux (à commencer par moi-même) étaient ceux qui prévoyaient que son « imprévisibilité » légendaire le conduirait à reprendre mot pour mot la version de Moscou et que son « art du deal » se traduirait par l’acceptation préalable des positions russes : neutralisation définitive de l’Ukraine, nouvelle élection présidentielle, concessions territoriales massives. Et cela au risque de s’exposer à toutes les surenchères lors des négociations à venir, selon la vieille maxime soviétique que Vladimir Poutine applique en fidèle héritier : « Tout ce qui est à nous est à nous ; tout ce qui est à vous est négociable ! ». Sans doute encore, le président russe pourrait-il commettre l’erreur fatale d’afficher un triomphalisme prématuré, voire d’humilier son homologue américain, qui pourrait changer brutalement la donne. Les prémices de cette arrogance mal venue se font déjà entendre dans le discours du Kremlin et reflètent la psychologie égotique de son chef, qui se croit toujours plus fort qu’il n’est. Mais l’on ne peut guère s’en remettre à ce mince espoir pour renverser la situation, et force est pour l’Europe de s’organiser dans l’urgence en se préparant au lâchage de Kyiv par Washington.

Le dindon de la farce, c’est l’Europe

Dans ces conditions, les marges de manœuvre des leaders européens paraissent très faibles. Quelle posture adopter face à l’hôte si incommode de la Maison- Blanche ? Lui faire la morale est la grande tentation, à en juger par la plupart des commentaires actuels : « trahison », « égoïsme », « mensonges », « abandon du droit international » et bien sûr l’immanquable « extrême droite », autant d’imprécations indignées des chevaliers de l’anti-trumpisme. Ils devraient s’aviser de l’échec assuré d’une telle rhétorique, comme l’a démontré la stratégie perdante des démocrates, dont les assauts de moraline se sont brisés sur le mur du cynisme trumpien, aux Etats-Unis mêmes en 2016 comme en 2024.

Alors, disent les « réalistes » de toutes obédiences,  « il faut instaurer un rapport de force, seul langage que comprenne Donald Trump ». Si l’on entend par là le rapport de force militaire et diplomatique, la voie paraît sans issue. L’Europe part en effet très handicapée par sa faiblesse globale et sa dépendance militaire à l’égard des Etats-Unis, du parapluie nucléaire à des armements majoritairement achetés à Washington, dont l’usage dépend techniquement et politiquement de ce dernier. A quoi s’ajoutent ses divisions sur le fond – y compris sur l’enjeu ukrainien – et la force de l’habitus pro-américain dans la plupart des capitales du continent comme à Bruxelles même. Sans oublier l’état lancinant de son économie et la déroute des comptes publics de plusieurs pays, à commencer par le nôtre. Donald Trump ne manquera pas, avec son élégance coutumière, d’appuyer là où ça fait mal et de harceler le président français sur la crédibilité de son récent souhait : porter l’effort de défense français à 5% du PIB, alors même que la France s’enfonce chaque jour davantage dans les délices de la dépense sociale et que le grand débat national du moment y tourne autour de l’abaissement de l’âge de la retraite. « France, combien de divisions ? » pourrait bien demander, comme jadis Staline à propos du Vatican, Donald Trump au chef d’une armée de grande qualité mais sans masse ni profondeur…

Derrière la brutalité de Trump, la vulnérabilité

Reste à jouer sur les intérêts bien compris des Américains. C’est exactement ainsi que Biden l’avait emporté en 2020 en axant sa campagne sur la fragilité économique du pays, très éprouvé par le COVID. Et c’est d’ailleurs le langage même de Trump en businessman intégral qu’il est. Or la situation présente pour lui deux points: d’une part, la perspective d’une aggravation de l’inflation par la politique protectionniste engagée sape l’une des promesse phares de sa campagne, contredit l’attente première de son électorat populaire et suscite l’inquiétude des milieux patronaux ; d’autre part, la brutalité du traitement au karcher de « l’Etat profond » américain par Elon Musk inquiète une partie des Américains. Enfin, la cause ukrainienne reste fortement populaire aux Etats-Unis et les fake news sur Zelinsky ne semblent pas prendre dans l’opinion. La chute actuelle dans les sondages de Donald Trump témoigne de ces vulnérabilités, de même que les protestations croissantes contre sa politique jusque dans le camp républicain, tandis que la bourse de New York marque le pas depuis l’entrée en fonction du Président.

Qui sera le plus malin ?

Dans ces conditions, Washington a-t-il vraiment les moyens de se brouiller avec l’allié européen et d’engager une guerre des tarifs avec son premier partenaire commercial et son premier investisseur étranger ? En outre, le lâchage de l’Ukraine, loin de renforcer la main américaine en Asie, risque fort d’envoyer le plus mauvais signal à la Chine dans sa convoitise têtue de Taiwan : elle pourrait y voir la garantie de l’impunité de l’agression. Enfin, et surtout, en se brouillant avec ses voisins et ses meilleurs alliés, l’Amérique trouvera-elle une compensation à la hauteur dans un rapprochement fragile avec la Russie poutinienne ? La fiabilité de ce partenaire n’a d’égale que son attrition économique et militaire, entraînée précisément par trois années d’une guerre aussi insensée qu’épuisante contre l’Ukraine.

Dans une telle « alliance Potemkine » (référence à l’accord austro-russe signé entre l’Autriche et la Russie en mai-juin 1781 sous la pression de Grigori Potemkine pour éloigner la Russie de la Prusse). Les Etats-Unis pourraient bien perdre non seulement en puissance sonnante et trébuchante mais aussi en soft power : et notamment détruire son image internationale de good guy qui est depuis toujours l’un de ses grands atouts, même elle est contestée par le « Sud global ». C’est ci que l’on retrouve la morale mais dans sa traduction politique : l’apparence donnée aux autres d’être dans « le camp du bien ». N’est-ce pas ce qui compte, on le sait depuis Machiavel (Le Prince, chap. 18), dans le jeu du « lion et du renard » des relations internationales ?

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