Alors que la crise sanitaire a révélé le retard français dans la recherche médicale, l’IREF revient en profondeur sur les causes de cette déconvenue avec Bernard Meunier, chercheur, membre de l’Académie nationale de pharmacie et ancien président de l’Académie des sciences.
Comment la bureaucratie freine-t-elle la recherche française ?
La gouvernance de la recherche académique a changé depuis une quarantaine d’années. Nous sommes passés de la recherche faite par un nombre limité de personnes sélectionnées et bénéficiant de la confiance de leurs tutelles, à un recrutement plus important, tout aussi sélectif, mais avec une perte de confiance des tutelles vis-à-vis des chercheurs. Avec l’idée de diriger et contrôler leurs activités, de nombreux comités et instances ont été mis en place, multipliant les évaluations, à toutes les étapes – initiation (appels à projets), exécution (rapports d’étapes) et finale (rapport de fin de projet) – tout en oubliant que le travail des chercheurs est constamment évalué lors de l’examen des manuscrits avant publication et lors des dépôts des brevets. Plus le nombre de comités augmente, plus il faut faire appel à des évaluateurs dont la qualité diminue au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de ces comités. La plupart des appels à projets sont rédigés autour de thèmes à la mode ou bien en réponse à des communautés puissantes de chercheurs, en oubliant que l’originalité de certaines recherches est rarement perçue par les comités.
Par ailleurs, les capacités de stockage informatique sans limites palpables font que tous ces différentes instances peuvent empiler des demandes d’information sans aucune restriction, quitte à créer des « cimetières à informations ». À l’époque du « tout papier » le nombre d’étagères d’archivages imposait une limite à l’inflation du nombre de rapports et documents trop souvent inutiles.
Vous êtes chercheur depuis plusieurs dizaines d’années, comment avez-vous vu cette recherche évoluer depuis vos débuts ?
J’ai vu toute l’évolution et les apports extraordinaires de l’informatique et du passage au numérique. La vie scientifique en a été transformée en bien. Pour donner un exemple, la modélisation du fonctionnement des réacteurs d’avion a largement permis d’en améliorer les performances. C’est aussi un domaine où les ratés de modélisation ont des répercussions immédiates, les erreurs se payent chères. Par contre, les dérives des modèles bureaucratiques de l’administration sont rarement stoppées par la réalité. Face à des demandes en forte croissance de diverses instances, les chercheurs passent de plus en plus de temps devant leur ordinateur à remplir des fichiers inutiles. Personne ne regarde ce qu’est devenue la vie quotidienne d’un chercheur. Les quelques tentatives de simplifications ou d’élimination de ces dérives sont rapidement neutralisées par les gardiens du temple, ceux-là même qui sont à l’origine du fonctionnement des comités. A-t-on besoin de la liste exhaustive des stagiaires de masters avec moult détails pour évaluer un institut ayant publié des centaines de publications et déposé des dizaines de brevets ? Un expert sérieux va s’attacher à regarder la qualité des publications et la prise de risques sur des sujets importants. Il lira un rapport rédigé de manière concise, au lieu d’être condamné à feuilleter les centaines de pages d’un document où les informations essentielles sont diluées au milieu d’autres inutiles. En bref, l’évaluation doit s’appuyer sur des indicateurs peu nombreux, mais pertinents.
La recherche française dispose de budgets similaires à ceux de nos voisins européens : cet argent est donc mal utilisé ?
Le financement de la recherche académique française, selon les chiffres mêmes du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) se situe en-dessous de celui de la recherche en Allemagne, et un peu au-dessus de celui de la Grande-Bretagne. Par contre, des pays comme l’Allemagne, les États-Unis ou la Corée du Sud ont des budgets de recherche industrielle plus importants. De nombreux centres de recherche industriels ont été fermés au fur et à mesure de la réduction de l’activité industrielle en France. Cette fiction de la société dite « post-industrielle » a de fait largement réduit le continuum recherche-innovation » si précieux pour le développent du pays. Il n’y a pas de R sans D et de D sans R, il y a une fécondation réciproque. La R&D est un tout, à entretenir avec attention.
Un autre point essentiel qui avait déjà été souligné dans un rapport de l’Académie des sciences en 2012 (référence ci-dessous), c’est le rapport masse salariale/dotation de l’État qui est maintenant souvent au-delà de 80-85 % dans des établissements de recherche, ce qui réduit considérablement la capacité à soutenir des recherches originales, faute de crédit de fonctionnement. Ce curseur est de l’ordre de 60-65 % dans d’autres institutions équivalentes en Europe. Cette faiblesse a été partiellement compensée par la mise en place des IDEX via le Programme d’investissements d’avenir (PIA).
Quelles sont les différences majeures entre le modèle de recherche français et ceux de nos voisins ?
Une des caractéristiques de la recherche française est la profusion des structures, plus de 80 universités, censées être de même rang, des dizaines d’établissements de recherche, des institutions avec des acronymes sans cesse en changement. En Angleterre, qui oserait toucher à l’organisation des universités d’Oxford ou Cambridge ? Depuis l’éclatement des universités françaises après 1968, nous passons notre temps à recoller les bouts, d’une manière ou d’une autre. Quel collègue étranger peut comprendre ce qu’est un « PRES » ou une « COMUE » ? Combien de dizaines de milliers d’heures d’enseignants-chercheurs ont été consacrées à des discussions sur des modifications de statuts ou de structures au cours des cinquante dernières années ? Que d’énergie gaspillée, que de temps perdu ! La recherche et l’enseignement de qualité demande un environnement favorable, un bon écosystème. Par lassitude, nombre de chercheurs s’en accommodent, mais beaucoup rêvent de partir dans des universités européennes ou américaines. Certes, tous ne partent pas, mais le faible pourcentage des exilés concerne toujours la frange la plus dynamique de chaque génération. La crise sanitaire actuelle, nous a permis de découvrir des noms de scientifiques et entrepreneurs français à la tête d’entreprises pharmaceutiques étrangères qui nous fournissent les vaccins ou les médicaments que nous n’avons pas créés en France.
Le gouvernement actuel prend-il des mesures allant dans le bon sens ?
La récente loi sur le financement de la recherche publique va dans le bon sens. Pour la première fois, on reconnaît qu’il n’est pas raisonnable de recruter des chercheurs et de les laisser sans un minimum de crédits de fonctionnement pour faire le travail pour lequel ils ont été recrutés. Par contre, il est regrettable que la loi ne se soit pas attachée à corriger les défauts majeurs de nos structures universitaires qui sont en très grande partie à l’origine de notre perte de vitesse vis-à-vis d’autres pays européens. Depuis trop longtemps, ces difficultés ont été éludées, souvent par manque de courage. Le gouvernement a toujours été bercé par toute une série d’indicateurs franco-français très rassurants : « tout va bien ». Il suffit juste de se plaindre, une fois par an, du classement de Shanghai, en oubliant que nombre d’universités européennes y sont en bonne place.
Quelles solutions préconisez-vous pour remettre la France dans la course ? La crise du Covid a été un révélateur des blocages bureaucratiques, pensez-vous que cela va entrainer des changements ?
La crise sanitaire vient effectivement de servir de révélateur dans le domaine de la santé. Jusqu’à la déferlante du SRAS-CoV-2 en mars dernier, tout allait bien ! Nous avions le meilleur système de santé du monde et notre recherche biomédicale était à la pointe. L’étrange défaite que nous venons de subir, pour reprendre l’expression de Marc Bloch, a mis en évidence les carences d’un système de santé rongé par une bureaucratie galopante. Plus de 30 % des emplois dans les hôpitaux sont dédiés à des postes administratifs, contre 20 % en Allemagne. Il n’est pas nécessaire d’en rappeler tous les ratés, l’opinion publique les connaît tous pour les avoir vécus. La confiance a continué à être mise à mal, quand nos concitoyens ont appris que la France n’avait pas son vaccin, comme les autres grands pays industriels. Ce déclassement n’est pas un ressenti, mais une dure réalité. Cette crise sanitaire va être jugulée grâce à des vaccins importés. Sur le décrochage français, les lanceurs d’alerte n’ont pas été entendus. Nous avons maintenant deux choix. Le plus facile serait de dire qu’avec un peu plus d’argent, tout va rentrer dans l’ordre, avec un apaisement temporaire des chercheurs. L’autre choix va demander du courage, c’est celui qui est nécessaire pour revoir la gouvernance de nos hôpitaux, universitaires ou non, et de nos structures de recherche, avec des conseils d’administration dont la composition, actuellement proche de celle de comités d’entreprises, ne permet pas la prise de décisions stratégiques. Sans ce courage, le risque est grand de se contenter d’arroser le sable et de reprendre nos bons vieux indicateurs, ceux qui nous permettaient d’affirmer que tout allait bien. La gouvernance de la recherche doit se faire avec des personnes sélectionnées sur un critère essentiel, la compétence, sans la diluer dans des critères annexes qui nuisent à la qualité des choix et des décisions. Regardons autour de nous en Europe la manière dont sont gérés les meilleures structures universitaires. Elles sont capables d’attirer les talents en leur offrant surtout des conditions de travail exemplaires, en limitant autant que faire se peut le temps passé dans des réunions trop souvent inutiles. Espérons que la violence de la crise sanitaire va nous permettre de faire les réformes de gouvernance nécessaires pour nous remettre dans la lignée des succès que l’on est en droit d’attendre au pays de Pasteur.
« Remarques et propositions sur les structures de la recherche publique en France ». Rapport de l’Académie des sciences de 2012. https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rads0912.pdf
3 commentaires
Au secours !
Pensez-vous vraiment que "les erreurs se payent chères" et pourriez-vous expliquer cet usage particulier ?
Les Hôpitaux
Absolument pas d'accord pour notre système de santé. Le Covid 19 n'a rien révélé du tout. Cela fait 20 ans que les hôpitaux sont en grande difficulté en raison d'une rigueur budgétaire (économies imposées par l'UE, ce qu'on ne dit pas), et qu'il y a beaucoup trop de fonctionnaires et de technocrates (très bien payés) qui imposent des protocoles stupides et inutiles aux soignants en nombre insuffisant. La T2A, le PMSI, les certifications n'ont jamais rien résolu, ni prouvé qu'ils amélioraient les soins auprès des patients. Un problème? On engage des "administrateurs" en lieu et place de professionnels de santé. Ces gens sont capables, je l'ai vu, de nous faire des rapports de 200 pages sur l'hôpital sans écrire une seule fois les mots malade ou patient !!!
Par contre d'après l'article que nous lisons ici il semble bien que la recherche, comme beaucoup de domaines en France, donc, souffre d'un excès d'administration qui paralyse, pour ne pas dire plus, toutes les activités productives de richesse. Cela ne pourra pas durer éternellement, la vache à lait du privé ne pourra pas entretenir sans arrêt une administration pléthorique souvent coûteuse et inutile. Mais pour ne pas arriver à cette regrettable extrémité d'un blocage catastrophique il faudrait que nous cessions d'accepter d'être dirigés par… des fonctionnaires!
Comment font les autres ?
Monsieur,
J'entends que les chercheurs français gaspilleraient leur précieux temps à remplir de lourds dossiers pour tenter de grappiller des fonds de recherche européens. Mais leurs collèges suisses, anglais, allemands ne font-ils pas de même? Ne sont-ils pas astreints aux mêmes procédures? Je ne trouve pas scandaleux que sollicitant des fonds destinés à de la recherche académique, des précautions soient prises pour que ces fonds ne soient automatiquement fléchés vers des laboratoires animés par des chercheurs fonctionnaires, biberonnés à leurs dotations annuelles, comme c'est le cas dans la recherche française. Que ces nouveaux protocoles, nouveaux pour les chercheurs français, déplaisent à beaucoup, notamment à ceux travaillant dans une logique de rente, ne devrait pas vous interdire de penser que la mise en concurrence des chercheurs est une excellente chose. La Suisse, qui n'a pas de CNRS, en atteste.