Coincée entre le géant russe et la mer Baltique, face à la Finlande, l’Estonie ne fait généralement pas parler d’elle. Il est vrai que si elle a une superficie équivalente à l’ancienne région Midi-Pyrénées (45 000 km2), sa population est plutôt celle d’un gros département (1,3 million d’habitants, soit l’équivalent de la Gironde), mais avec la densité d’un petit (29 habitants/km2, comme l’Ariège ou la Haute-Marne). Que pourrait donc bien apprendre un si « grand pays » comme la France d’un si petit État ?
Digital nation
L’Estonie est souvent citée en exemple pour être la « digital nation » ou la « start-up nation » avec nombre de fleurons et de licornes dont la plus connue, en ces temps de distanciation sociale, est sûrement Skype.
Pourtant le pays revient de loin. Après avoir souffert sous le joug soviétique de 1939 à 1991, l’Estonie « a fait le choix d’une rupture franche avec le système administratif précédent, contrairement à d’autres républiques socialistes soviétiques » écrivent Violaine Champetier de Ribes et Jean Spiri[[Violaine Champetier de Ribes et Jean Spiri, « Demain, tous Estoniens ? », éditions Cent Mille Milliards, 2018.]].
Les dirigeants politiques estoniens se sont, en effet, dès la « libération », évertués à créer un État plateforme ou État numérique. Non pas pour créer un pays moderne à tout prix où le digital serait roi, mais bien dans l’idée d’avoir un État « minimal et efficace » servant aux mieux ses citoyens, quasiment considérés comme des « clients ».
Parmi les grands principes essentiels qui gouvernent l’administration estonienne, on trouve, par exemple, que « le secteur public organise ses processus de manière à ce que les citoyens, les entreprises et les entités publiques n’aient à entrer leurs informations qu’une seule et unique fois » ou que « les individus sont propriétaires de leurs données personnelles [et] contrôlent l’usage qui en est fait »[[Ibid.]].
Ainsi l’Estonien qui a fourni un jour son relevé d’identité bancaire aux impôts n’aura plus jamais à le donner. Les différentes administrations s’échangent les informations dont elles ont besoin. Si votre commune de résidence a besoin de votre RIB, elle le trouvera auprès de l’administration qui le détient. Vous serez informé de l’échange de données et vous pourrez demander à votre commune à quelle fin elle se procure cet élément. Commune qui est tenue de répondre sous risque de se faire condamner par la justice.
Chaque citoyen estonien possède une carte d’identité électronique (e-ID) lui permettant, entre autres choses, d’accéder aux services numériques de l’État. En 2018, 99,5 % des services publics étaient dématérialisés. Comme le dit un représentant de l’administration, cité par Champetier de Ribes et Spiri, « seulement trois démarches ne sont pas réalisables en ligne : se marier, divorcer, acheter un logement » ! Non pas que ce soit techniquement impossible, mais parce qu’on n’a pas jugé cela souhaitable.
Dans le domaine de la santé, sujet d’actualité s’il en est, on peut donner l’exemple de l’e-prescription médicale. Les médecins, hôpitaux, pharmacies sont connectés au Service d’Ordonnance Digitale. Si bien que « le patient doit simplement présenter son e-ID à la pharmacie. Le pharmacien récupère alors les données du patient, accède à son ordonnance en ligne et lui délivre ses médicaments. Le système interagit avec les données du Fonds estonien d’Assurance maladie, appliquant ainsi directement aux prix des réductions et aides de l’État auxquelles le patient aurait droit. L’autre avantage essentiel de ce système réside dans le fait que le renouvellement d’ordonnances ne nécessite plus de visite chez le médecin. Les patients peuvent contacter leur médecin par mail, Skype ou téléphone et ce dernier peut alors délivrer l’ordonnance en seulement quelques clics. Un gain de temps à la fois pour les patients et les médecins, et qui réduit globalement la charge administrative »[[Ibid.]].
Un pays d’entrepreneurs pour lutter contre le coronavirus
En seulement deux ans, de 1992, au lendemain de la « libération », à 1994, le nombre d’entreprises en Estonie est passé de 2 000 à 70 000, soit une augmentation de 3 400 % ! Il faut dire qu’entre-temps le gouvernement a mis en œuvre une flat tax pour les entreprises (20 % sur les bénéfices non réinvestis), mais aussi pour les individus (26 %).
Aujourd’hui le pays occupe la 10ème place de l’Index of economic freedom 2020 publié par Heritage Foundation, loin devant la France classée 64ème.
Ainsi quand la crise du Covid-19 s’est déclarée, le pays balte a pu compter sur ses entrepreneurs. Dès le 13 mars, soit le lendemain de la déclaration de l’état d’urgence, l’écosystème start-up estonien, sous l’impulsion de Kai Isand, chef de projet chez Accelerate Estonia, une plateforme d’innovations citoyennes, lance « Hack the crisis ». Il s’agit d’un hackaton, c’est-à-dire d’un « marathon » de développeurs informatiques qui, pendant 48 heures non-stop, travaillent sur des projets en mode collaboratif afin de tester une idée ou produire un prototype.
Plus de 1 000 personnes ont participé en ligne. Les cinq projets, récompensés de 5 000 euros chacun, vont pouvoir être développés immédiatement :
• une carte interactive, pour visualiser les données sur le coronavirus dans le pays ;
• un chabot, pour répondre aux questions les plus fréquentes sur la crise ;
• un questionnaire d’auto-évaluation, pour informer les personnes sur leur risque d’être infectées ;
• un site web, pour recenser les volontaires prêts à prêter main forte dans les hôpitaux en cas de besoin ;
• une plateforme, pour permettre aux entreprises de se prêter temporairement de la main d’œuvre.
Cette initiative spontanée a fait des petits, puisqu’un hackaton s’est déroulé début avril à l’échelle mondiale (« The global hack ») avec 12 000 participants issus de 98 pays. Nombre de projets similaires ont également émergé dans une cinquantaine de pays, dont la France.
Comme le dit Anett Numa, de l’e-Estonian Briefing Centre, un organisme chargé de promouvoir l’exemple estonien à travers le monde, le pays balte est probablement « le mieux préparé aux conséquences de cette crise ». En effet, pour elle, « La numérisation de notre société a rendu notre vie plus simple et c’est encore plus vrai en ce moment ! L’État est entièrement numérique et 99 % des services publics sont disponibles en ligne 24/7, l’accès aux services reste facile et fluide même en pleine crise. Les fonctionnaires peuvent également travailler à distance depuis leur domicile ce qui contribue à l’efficacité de la lutte contre la propagation du virus sans que les services soient interrompus »[[Citée par Violaine Champetier de Ribes, « En Estonie, le Covid-19 s’est fait hacker ! », www.digeetrips.com, 26 mars 2020.]]. Une agilité des services publics estoniens qui va de pair avec leur sveltesse.
En France, l’État obèse est incapable du moindre mouvement, toute tentative pourrait même le faire tomber dans le gouffre au bord duquel il se tient depuis trop longtemps. Puisse cette crise nous faire prendre conscience que la centralisation, les réglementations et la bureaucratie, les déficits et la dette, sont des boulets dont il faut nous défaire.
L’Estonie peut être un exemple. L’Allemagne, dont on a tant parlé ces derniers jours, aussi. Les chiffres de la pandémie parlent malheureusement d’eux-mêmes : 180,1 cas de Covid-19 en France pour 100 000 habitants ; 184,2 en Allemagne ; 119,8 en Estonie à la date du 24 avril 2020. Mais c’est surtout sur le nombre de décès que la différence est criante : 32,6 morts en France du coronavirus pour 100 000 habitants ; 6,7 en Allemagne ; 3,4 en Estonie.
2 commentaires
La France est à quelques années lumières de cet exemple !
Aucun politicien n'a de qualification ni informatique, ni internet . . .
Appliquer en France
Le cas de la numérisation de l'Estonie est bien connu pour ceux qui suivent un peu les développements dans ces domaines. L'article est très élogieux et à juste titre. C'est une voie à suivre et rapidement.
Mais ce ne sera pas possible en France. Dans la même livraison, IREF parle de l'échec de l'application AntiCovid et l'attribue essentiellement au gouvernement au motif que trop d'informations sont centralisées et que cela fait peur au citoyen moyen et donc on ne télécharge pas. Voilà le mal français: tout est toujours de la faute du gouvernement, même pour une banale application de santé qui par nature (on l'espère du moins) est éphémère.
Voilà donc la contradiction interne dont souffre même l'IREF, on attend tout du gouvernement, c'est lui qui doit faire et convaincre mais personne ne veut céder une once d'information non parce-que c'est important (est-ce vraiment important pour moi que le gouvernement sache que j'ai rencontré à Triffouilly-les Oies un malade potentiel porteur du virus?) mais parce-que c'est un principe, parce qu'on est en pleine idéologie.
Alors, il s'agit de réfléchir un peu à trouver un équilibre sur ces sujets au lieu de se contenter d'encenser d'un côté l'organisation estonienne (à juste titre à mon avis) et dénigrer systématiquement l'action du gouvernement français de l'autre.