Si vous voulez comprendre comment fonctionne le régime autocratique de Poutine il faut absolument lire deux auteurs. D’abord, Françoise Thom, la meilleure spécialiste française de la Russie, nous vous avons déjà présenté ses livres. Un autre est Elena Volochine, qui publie un ouvrage sur la mise en place et le fonctionnement de la machine de propagande de Poutine. Journaliste, grand reporter, vidéaste, Elena Volochine est franco-russe. Entre 2012 et 2022, elle était en Russie où elle a pu constater que la propagande du régime prend de l’ampleur, gagnant tout le pays, y compris les régions reculées de Sibérie. Elle a rencontré des dizaines de Russes, habitants de grandes villes comme de villages perdus à des milliers de kilomètres de Moscou. Poutine et ses sbires ont réussi à créer pour leur peuple une véritable réalité parallèle, un monde imaginaire nourri de contre-vérités et de travestissements idéologiques. Cette réalité fabriquée de toutes pièces est reprise par des médias inféodés au régime, des relais d’opinion soumis au pouvoir, des organisations de propagande d’une rare efficacité. Dès qu’il a été Premier ministre en septembre 1999, Poutine a affirmé :  « la Russie est attaquée et elle doit se défendre ». Ce leitmotiv a été diffusé à satiété depuis et largement utilisé pour justifier l’invasion de l’Ukraine. En juin 2000, le Conseil de sécurité de la Russie a inscrit la « sécurité de l’information » à sa doctrine fédérale. C’est le Kremlin, avec l’aide du FSB (Bureau fédéral de sécurité), qui contrôle l’information. Ceux qui ne l’acceptent pas sont tués (on a dénombré 24 assassinats de journalistes durant le premier mandat de Poutine, le plus connu étant celui d’Anna Politkovskaîa) ou envoyés en colonie pénitentiaire. « La télévision sous Poutine est devenue le poison du peuple. Dès son accession au pouvoir, le Président russe y installe son culte de la personnalité et la calomnie (la tactique du « kompromat ») de ses  “ennemis », écrit Elena Volochine. Tactique bien connue dans les régimes autoritaires. La prétendue menace extérieure – l’Europe, l’OTAN, les « nazis » ukrainiens – est une excellente raison de juguler l’opposition et la presse qui combat le pouvoir.
Le récit de Volochine alterne les reportages captivants et les explications théoriques sur les sources du poutinisme. Le lecteur découvre la manière dont l’occupation de la Crimée a été véritablement mise en scène, précédée de rumeurs sur des « fascistes » qui seraient en route pour prendre possession de la péninsule. Il devenait dès lors impératif que l’armée russe intervienne, et autant prendre aussi la précaution d’encercler les unités ukrainiennes sur place. Pareil dans le Donbass où l’on a fait croire aux habitants que des armées étrangères allaient attaquer la région et où des soldats russes, qui se sont fait passer pour des « rebelles » (nommés aussi « les petits hommes verts »), ont bombardé les populations ukrainiennes mais aussi russophones – pour mieux faire accuser les Ukrainiens. Les mises en scène font partie intégrante des guerres de Poutine.
« Même si la violence mauvaise éveille chez la victime un sentiment mauvais, nous ne parlons pas de mal, ni de violence », écrit, en 1925, l’idéologue Ivan Ilyine dans un essai intitulé De la résistance au mal par la force. C’est lui qui inspire Poutine, qui le cite souvent et le plagie aussi. Ses écrits sont une apologie de la violence, de la torture et de la guerre au service d’une cause supérieure. D’où la réhabilitation, sous Poutine, de l’URSS dont l’ancien officier du KGB regrette la chute. Aux oubliettes, les dizaines de millions de victimes de Staline. D’ailleurs, même les manuels d’histoire sont changés (il n’en existe qu’un seul aujourd’hui sur le XXe siècle et il exprime les positions du Kremlin !). A la trappe, les recherches et les monuments consacrés au Goulag et à la répression soviétique. Poutine réécrit l’Histoire en fonction de ses intérêts et ses objectifs. S’y opposer c’est prendre le risque de la répression. Aucune voix discordante n’est tolérée aujourd’hui en Russie. Le régime punit tous ceux qui ne reprennent pas sa version des faits. Le livre d’Elena Volochine est remarquablement bien écrit et argumenté. On souhaite ardemment qu’un jour, il soit étudié dans les écoles, les universités et les centres de recherche en Russie.