Lorsqu’on pense à Condorcet (1743-1794), on songe bien sûr au philosophe des Lumières, au grand promoteur des droits de l’homme, et au défenseur d’une instruction publique – il fit paraître en 1790 ses Cinq mémoires sur l’instruction publique -, c’est-à-dire d’une instruction accessible au plus grand nombre, donnant à tout un chacun la possibilité de conquérir sa propre autonomie. Ce mathématicien, ami de Voltaire, qui devint secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, fut aussi de tous les grands combats de son temps : pour l’émancipation des Juifs, contre la traite négrière et l’esclavage, contre la peine de mort, pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, pour la liberté de la presse. Auteur de De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe (1786), qu’il dédia au marquis de La Fayette, il fut aussi un grand défenseur en France de l’esprit des fondateurs américains. Ami de Thomas Paine, il estimait que la Révolution américaine pouvait servir de modèle à la Révolution française.
Mais de Condorcet, on sait peut-être moins qu’il fut aussi un véritable économiste, un aspect de son œuvre que Gérard Minart met remarquablement en lumière dans un livre très bien documenté, qui intéressera tout lecteur désireux de mieux connaître l’histoire des idées en général, et la généalogie de la pensée libérale en particulier. Lecteur attentif d’Adam Smith, Condorcet soutint la liberté dans tous les domaines, y compris en économie. Il faut rappeler qu’il fut nommé inspecteur des Monnaies par Turgot en 1775 (un poste qu’il occupera jusqu’en 1791), qui fut pour lui un véritable maître. Au point qu’il lui consacrera tout un ouvrage, la Vie de M. Turgot (1786). Dans le droit fil des physiocrates et de leur chef de file en particulier, François Quesnay – dont on sait que Turgot fréquentait le cercle qui se réunissait dans l’ « entresol Quesnay » à Versailles, lieu de naissance méconnu de la pensée libérale en économie -, Condorcet prit fait et cause pour la liberté du commerce en général, et notamment du commerce des blés. Anticipant même Adam Smith, il écrit ainsi dans sa Lettre sur le commerce des grains (1775) : « On voit, par une loi générale du monde moral, que les efforts de chacun pour soi-même servent au bien de tous ». (D’où le sous-titre du livre de Gérard Minart, « Un libéralisme économique au service du bien public ».) Appel à l’ouverture des frontières en matière économique et commerciale, défense de la libre circulation des personnes et des biens, critique des innombrables normes et règlementations nuisant à l’initiative privée : tous les critères sont ainsi réunis pour faire de Condorcet non seulement un authentique représentant du libéralisme économique, mais même l’un de ses plus précoces défenseurs. Le livre de Gérard Minart nous rappelle aussi que l’on a tort de croire que la France serait consubstantiellement colbertiste : elle fut aussi, avec l’Écosse, voire avant elle, le berceau du libéralisme.