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Le Capital au XXIe siècle : les surprises d’une approche transversale

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On a déjà lu dans ces colonnes et sous la plume de Jean-Philippe Delsol l’une des analyses les plus fouillées et les plus argumentées qui aient été publiées sur un site français à propos de ce que beaucoup tiennent en économie et à raison de son succès pour le livre-événement de l’année passée: « Le capital au XXIème siècle ». Par delà même son outil statistique, la thèse de Monsieur Piketty est d’une simplicité biblique. Après diverses vicissitudes au cours des siècles derniers, l’accumulation du capital et sa concentration ne vont cesser d’augmenter au cours du 21ème siècle, du fait que toutes les observations convergent pour montrer que le capital a une vocation irrépressible à exiger et à obtenir sur le long terme un taux de rémunération très supérieur au taux de la croissance devenu quasiment atone. Tel Shylock exigeant sa livre de chair, l’ogre « capital » creuse ainsi de graves inégalités dans la plupart des économies libérales qu’il rançonne sans vergogne. Pour réduire cette fracture intolérable et qui ne cesse de s’amplifier notamment par la voie des héritages , une seule solution: l’impôt et par souci d’efficacité jusqu’à des taux annuels ouvertement confiscatoires (dès le premier euro, jusqu’à 60% pour les revenus et de 1% jusqu’à 10% pour les patrimoines).

Or bien qu’elle soit ancrée sur une documentation statistique impressionnante, mais dont plusieurs observateurs ont quand même pointé ici ou là quelques failles, cette analyse pêche en réalité par plusieurs endroits. En amont et en aval, comme on le montrera ci-après. Mais elle encourt en outre un autre grief, presque plus gênant encore: elle omet que le capital, qui permet de se projeter favorablement sur l’avenir , ne se borne pas à des biens tangibles ou parfaitement répertoriés. Il peut en effet tout aussi efficacement prendre une autre forme – quasi-incorporelle – telle que la disposition durable d’un pouvoir, d’une autorité, d’une spécialité, d’un statut ou d’une pension hors normes qui assurent une rémunération spécifique.

En amont donc , parce que cet ouvrage avant tout préoccupé de sanctionner les effets de l’accumulation du capital se soucie finalement assez peu de ses causes. Or celles-ci tiennent au moins autant à l’affaissement relatif de la croissance, minée entre autres par les phénomènes de chômage et la succession de crises récurrentes qu’à la gestion performante du capital. En effet, les crises et de nombreux autres aléas plombent sur plusieurs années le taux de croissance le plus souvent étroitement localisé , alors que le capital par sa puissance, sa mobilité et sa diversification parvient généralement à préserver l’essentiel de son rendement Mais au lieu de travailler uniquement à écrêter a posteriori le taux de rendement du capital, n’y a-t-il vraiment rien à faire pour tenter de redresser et doper significativement le taux de croissance? Sans passer par le hold-up de l’impôt, ne pourrait-on non plus privilégier des options qui rendraient l’accumulation du capital moins attractive, moins « automatique », plus harmonieuse, ou qui l’inciteraient à des diversifications ou a des redistributions telles que la constitution de monopoles ou d’oligopoles soit rendue plus difficile? Manifestement ces questions demeurent sans réponse et on a l’étrange impression que Monsieur Piketty a besoin de l’accumulation du capital pour sa thèse et que le reste ne l’intéresse guère.

En aval, parce que l’application de la fiscalité « punitive » de Monsieur Piketty ne dispense nullement son lecteur de se poser la question, un temps plus tard, un pont plus loin, de l’utilisation des deniers supplémentaires ainsi collectés. Et la réponse plus que gênante que vient de nous fournir le scandale d’Ecomouv montre bien que l’on n’a aucune garantie que l’Etat assure aux deniers confisqués un meilleur usage que celui qu’ils auraient eu s’ils avaient continué leur vie dans le cycle économique normal. Car on le voit bien en France et Monsieur Piketty est donc particulièrement bien placé pour l’observer au plus près: l’utilité marginale de nos deniers publics nationaux est extrêmement faible et notre pays n’a pas son pareil pour happer sans cesse davantage d’argent dans ses prélèvements publics qui sont en croissance continue depuis plusieurs années. Or cette ponction ne procure le moindre mieux ni au pays, ni à ses habitants: éducation nationale en pleine dégringolade dans les classements internationaux, hôpitaux publics au bord de la faillite, défense nationale en quasi-rupture de charge, prisons surchargées, investissements sacrifiés, baisse continue du pouvoir d’achat, endettement public non maîtrisé etc…Et avouons que le principe de droit divin d’auto-justification de l’impôt par l’impôt ne nous séduit guère… surtout s’il doit aboutir à une destruction stérile de la richesse par le gâchis, l’imprévoyance, l’incompétence, ou toute autre cause dont notre pays fournit à foison la navrante illustration.

On s’aperçoit donc que Monsieur Piketty privilégie une approche très punitive de l’économie, s’attaquant davantage à sanctionner qu’à prévenir ou limiter le mal qu’il dénonce. Or comme la langue, toute accumulation du capital peut être à la fois la meilleure et la pire des choses. N’oublions pas en effet que nombre de grosses fortunes, nombre de grandes entreprises d’aujourd’hui se sont bâties sur des idées neuves qui n’existaient pas ou qui n’existaient qu’en devenir voici dix ou vingt ans et que la menace du gourdin fiscal (car à 60% et plus – version Hollande – des revenus ou à plus de 5% du patrimoine, ce n’est plus un bâton…) cohabite mal avec la rémunération légitime de la prise de risque et l’élan nécessaire à l’innovation. Par ailleurs, Bill Gates a également raison de faire observer à notre auteur que les grandes fortunes, comme les grandes entreprises, peuvent avoir – sans passer par l’impôt – des effets directement bénéfiques pour les populations qui les entourent. Certes la fiscalité de Monsieur Piketty innove: elle n’est plus contributive, elle n’est même plus redistributive, elle est ouvertement punitive et elle est même à certains égards devenue castratrice puisque notre Conseil constitutionnel a jugé que le taux nominal de 75% des plus hauts revenus qu’elle avait inspiré à notre Président franchissait un seuil confiscatoire incompatible avec les principes de notre démocratie. Par ailleurs, entre quelques rances relents de lutte des classes et son accent révolutionnaire en faveur d’une sorte de  » Terreur fiscale » où l’impôt salvateur remplacerait la guillotine (le progrès – et il est de taille – consistant dans la survie nécessaire du contribuable! ), la préférence hautement répressive de l’approche pikettyenne la marque politiquement et la date inévitablement. En effet plus aucun spécialiste sérieux n’oserait soutenir aujourd’hui qu’une politique de sanction seule, avec son inévitable cortège d’abus, de rancoeurs, de passe-droits, de fraudes et de réactions, puisse venir à bout d’un tel problème. Par ailleurs, nombre d’observateurs font remarquer en s’appuyant sur plusieurs exemples historiques de recours à des taux dissuasifs que si la fiscalité parvient bien dans cette configuration à araser la richesse par le haut , elle peine à réduire la pauvreté des plus démunis, ce qui est quand même l’une des objectifs majeurs d’une bonne politique économique.

Enfin que dire de cet autre capital, qui n’intéresse visiblement pas Monsieur Piketty. Celui que constituent pour certains individus l’appartenance à une caste et à une filière privilégiée, la possession d’un statut pas nécessairement marchand, d’une tradition familiale, qui vont reproduire, en les amplifiant encore, de générations en générations, des inégalités qui, pour être moins voyantes que celles issues d’un stock d’avoirs monétaires, financiers ou de biens fonciers, n’en sont pas moins substantielles et sensibles pour l’équilibre de nos démocraties et le dynamisme de nos économies. Il est d’ailleurs étonnant que notre Fouquier-Tinville de l’impôt qui proposait hier rien moins que de taxer le propriétaire foncier sur le loyer qu’il économisait en ne le payant pas passe aujourd’hui comme si de rien n’était à côté de la question de cette forme de capital que représentent certaines situations, rentes, retraites et autres avantages dans la haute fonction publique ou dans d’autres fonctions peu concurrentielles et particulièrement protégées. En effet si l’on admet que la rente est le fruit naturel du capital, il n’existe donc normalement pas de rente « orpheline » et toute rente, qui est un revenu de possession et non pas la rémunération normale et saine d’une activité, procède normalement d’un capital C’est donc qu’à côté du capital révélé, essentiellement d’expression monétaire, financière ou foncière, il existe dans nos sociétés bien d’autres formes de capital – presque furtives, tant elles sont discrètes – qui assurent une prise très efficace sur l’avenir. Quand dans la ligne des grands corps français, la loi Macron s’en prend ainsi à certaines professions réglementées, elle oublie tout simplement – quelle fâcheuse omission quand même! – une partie de la haute fonction publique française. Pourtant, celle-ci qui est toujours prompte à traquer les abus chez les autres et à exorciser leurs rentes – notion chez elle honnie et infamante -, tait et dissimule très soigneusement ses propres privilèges pourtant notoires, souvent injustes et même quelquefois nocifs (Georges Duby avait raison de suggérer que la France d’aujourd’hui n’avait toujours pas fait le deuil chez ses élites notamment publiques de la vénalité des charges de l’Ancien Régime). Car l’on peut définir le capital comme tout acquis – monétaire, financier, foncier ou autre – permettant d’infléchir efficacement l’avenir, d’avoir en quelque sorte prise sur lui en procurant durablement un avantage significatif sur la généralité des autres agents économiques : un « plus » très net sur un revenu, une rente, une pension, un statut, un pouvoir etc. . Dans ce cas, le patrimoine « sociétal » accumulés dans tous les secteurs d’activité par certaines grandes « tribus » françaises constitue une illustration très intéressante de la place dans notre société de cette forme atypique de capital et des problèmes que pose son inégale répartition, sa grande discrétion et surtout , au regard de sa continuité, son efficace transmissibilité.

Malheureusement et depuis des temps immémoriaux, tous nos spécialistes et universitaires ont une fâcheuse tendance à négliger, voire même à ignorer, les choses qu’ils ne savent pas évaluer, alors que ce n’est pas parce qu’une chose est difficile à évaluer qu’elle n’existe pas. C’est ainsi qu’à côté des éléments ordinaires monétaires, financiers ou fonciers les plus usuels, il existe donc des éléments innommés quasiment « incorporels » – des sphères ou des réseaux d’initiative décisionnelle, de pouvoir d’influence, d’entremise personnelle ou de surplus statutaires notamment – dont le poids peut être considérable et l’emporter le cas échéant sur de puissantes concentrations de capitaux monétaires. Or vu ses prétentions scientifiques et pédagogiques , on est étonné que le « Capital au XXIème siècle » ignore cette forme spécifique, mais furtive, de capital qui existe pourtant depuis longtemps. En fait et comme la plupart des plus éminents spécialistes de notre secteur public, Monsieur Piketty nourrit une sollicitude redistributive marquée à l’égard de tous ceux qui créent, qui innovent, qui entreprennent et qui possèdent (il en fait d’ailleurs maintenant partie…) et qui la plupart du temps, c’est vrai, appartiennent au secteur privé. Mais cette attitude contraste singulièrement avec une incroyable timidité envers tous ceux qui vivent – notamment via l’argent public, mais naturellement il ne s’agit pas de toute la fonction publique et pas uniquement de la fonction publique – fort confortablement et sans trop de responsabilité du labeur et des risques que les autres assument.

Que conclure enfin au terme de cette approche en quelque sorte transversale? Monsieur Piketty dénonce, avec l’aplomb du prévisionniste qui aurait furtivement usurpé l’habit de l’historien, les périls imminents du capital au XXIème siècle dont il entend contenir d’avance tous les errements par une fiscalité opportunément dissuasive. Heureusement, la succession des crises modernes nous a appris que l’économie, même savamment modélisée, n’a rien d’une science exacte et que la plupart des meilleurs prévisionnistes se sont davantage illustrés par l’importance de leurs erreurs et de leurs approximations que par la pertinence de leurs anticipations. Ce qui fait qu’à travers la recherche patiente et obstinée d’un équilibre harmonieux entre liberté et responsabilité, il nous reste près de 85 ans encore pour inventer une approche moins mathématique, plus humaniste et moins contrainte du rapport entre capital et croissance, en évitant de faire de l’impôt le rabot universel et aveugle de toutes nos inégalités. Incontestablement, le challenge en vaut la peine, mais Monsieur Piketty aura eu le mérite insigne – et il faut l’en remercier – de nous avoir clairement prévenu de ce que nous risquons si nous échouons.

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