Le prix Nobel de la paix a été attribué vendredi 8 octobre à deux journalistes, la Philippine Maria Ressa et le Russe Dimitri Muratov. Ce dernier a annoncé dédier son prix Nobel de la Paix au journal dont il est le rédacteur en chef, Novaïa Gazeta, et à ses collaborateurs assassinés pour leur travail et leurs enquêtes. Il a mentionné les noms des six journalistes et contributeurs au journal assassinés, dont Anna Politkovskaïa, il y a exactement 15 ans. Qu’en est-il de la Russie d’aujourd’hui ?
Des élections ont eu lieu récemment en Russie et les résultats n’ont surpris personne. Comme attendu, le parti du président Poutine a obtenu 49.85 % des voix et plus de 300 mandats sur les 450 en jeu pour la Douma. Il obtient donc la majorité absolue. On savait qu’il n’était pas vraiment confortable d’appartenir au groupe des opposants en Russie. Ou ils sont en prison comme Alexei Navalny, ou leurs possibilités de faire campagne sont extrêmement réduites, avec des médias à la botte de Poutine. Ou, combien plus original, on voit des « doubles » ou des « clones » se multiplier dans les circonscriptions les plus serrées. Ainsi, les électeurs ne savent pas exactement qui est vraiment le candidat de l’opposition. Enfin, si ces tactiques ne portent pas leurs fruits, il reste l’assassinat. Comme celui de l’opposant Boris Nemtsov, le 27 février 2015, tué en plein centre de Moscou.
L’assassinat des opposants : un rituel KGB-iste toujours à la mode
Truquer des élections, c’est vraiment un jeu d’enfant dans la Russie de Poutine. D’autres « exploits » sont bien plus impressionnants, comme les assassinats à l’étranger. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé mardi 21 septembre la Russie « responsable » de l’assassinat de l’ex-espion Alexandre Litvinenko, empoisonné au polonium 210 au Royaume-Uni, en 2006 ; ce que l’on soupçonnait déjà fortement et que l’enquête a confirmé. Dès 2016, les autorités britanniques avaient désigné Dimitri Kovtoun et Andreï Lougovoï, hommes de main de Poutine, comme les auteurs de cet assassinat. Moscou a toujours refusé de les extrader. Ancien agent du KGB puis du FSB, Alexandre Litvinenko avait obtenu l’asile au Royaume-Uni en 2001, et avait alors dénoncé la corruption et les liens présumés des services de renseignement russes avec le crime organisé.
Et pendant ce temps-là… la Russie bat des records de morts du Covid.
Plus de 700 par jour en juillet et août. Plus de 800 en septembre et même plus de 900 en octobre. Ce sont les records de morts du Covid battus régulièrement. Depuis début juillet, on enregistrait environ 750 morts par jour en moyenne dans ce pays où le président, Poutine, avait déclaré avoir « terrassé le virus » dès le printemps 2020. Plus de 210.273 personnes ont péri des suites du Covid-19 depuis le début de la pandémie, selon les données officielles du gouvernement dont il est légitime de se méfier, l’agence russe des statistiques Rosstat ayant fait état de plus de 350.000 morts… à la fin du mois de juillet 2021. Les chiffres de mortalité sont incertains et ne cessent d’être révisés à la hausse a posteriori. On estime même la surmortalité dans le pays à 600 000 personnes depuis le début de la pandémie. Le pays est frappé de plein fouet et ses habitants refusent le vaccin « local », Spoutnik. Seulement 28 % de la population est vaccinée. Il faut s’imaginer aussi la situation dans les hôpitaux débordés…
Une économie centralisée et des régions sous la tutelle de Moscou
Mais le Covid n’est pas le seul problème de la Russie. L’économie en pose bien d’autres, d’une extrême importance. Le commerce de détail, les industries manufacturières, le bâtiment, le transport et l’hôtellerie ont été les secteurs les plus touchés durant la pandémie, mais le secteur des services représente une part moindre dans l’économie russe que dans celle des pays européens (54 % en 2019, contre 74 % dans la zone euro), ce qui a aussi contribué à amortir le choc.
De nombreux Russes travaillent pour le secteur public ou semi-public et donc sont moins affectés par le chômage. Ce qui explique que celui-ci, même s’il a augmenté depuis un an, passant de 4,6 % en octobre 2019 à 6,3 % un an plus tard — le chiffre le plus élevé depuis une dizaine d’années, il reste moins élevé que dans d’autres pays. La chute des revenus est toutefois impressionnante : – 10 % depuis 2014 et le nombre de pauvres atteint 20 millions de personnes, soit 13,5 % de la population russe.
Comme le rappelle une récente Note publiée par le GIS, en tant que plus grand pays du monde par sa superficie et l’un des plus au nord, la Russie est une terre d’extrêmes. Cela, dans tous les domaines : géographique mais aussi économique et social. Quelque 60 à 65 % de la superficie se trouvent dans une zone de permafrost où toute activité se révèle bien plus difficile qu’ailleurs.
Le produit régional brut (PRB) par habitant donne un aperçu des particularités du développement économique régional. Selon les statistiques officielles, en 2018, le PIB par habitant de l’Okrug autonome de la région des Nenets, producteur de pétrole, dans l’extrême-nord, était 62 fois supérieur à celui de la République agraire d’Ingouchie dans le sud-ouest. Bien entendu, cette immense disparité reflète les différentes spécialisations économiques de ces régions. Mais aux États-Unis, autre grand pays diversifié, l’écart est loin d’être aussi énorme : le PIB par habitant du District de Columbia n’est que 5,2 fois plus grand que celui du Mississippi.
La réalité est donc que, sans méconnaître les difficultés dues au climat et à la situation de nombreux territoires russes, les disparités tiennent moins à la rigueur de ces contrées qu’à la politique économique étatiste suivie par le régime. Le climat entrepreneurial est favorable aux grandes entreprises affiliées à l’État, mais pas aux petites et moyennes entreprises sans ressources. Cette situation renforce les niveaux disparates de développement économique. En 2019, cinq régions ont fourni à elles seules plus de 70 % des recettes du budget fédéral: les districts autonomes producteurs de pétrole et de gaz de Khanty-Mansi et de Yamalo-Nenets, les villes fédérales de Moscou et de Saint-Pétersbourg et la République industriellement développée du Tatarstan. Toutes ces particularités économiques et budgétaires conduisent à des différences régionales radicales dans les revenus par habitant. Dans le district de Iamalo-Nenets (nord de la Russie), les revenus réels par habitant étaient cinq fois plus élevés qu’à Tuva (sud de la Russie) en 2019. Aux États-Unis, la plus grande différence interrégionale de revenu réel des ménages (entre le district de Colombie et la Virginie-Occidentale) n’est même pas du double.
Sans des réformes économiques importantes pour encourager l’initiative locale et le développement des PME, l’économie Russie continuera à rester dépendante des hydrocarbures. Si l’’autoritarisme de Moscou ne cède pas et ne laisse pas place à un vrai fédéralisme, des régions entières de Russie resteront marginalisée économiquement et politiquement et des velléités de sécession pourraient redevenir d’actualité. Or il est peu probable que sous le règne de Poutine, le régime change.