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Jacques Delors, le fossoyeur de la subsidiarité

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Emmanuel Macron vient de rendre hommage à Jacques Delors le 5 janvier. Aux termes d’un discours peu inspiré, il a, comme le veut l’exercice, salué unilatéralement la vie et l’œuvre de l’ancien ministre socialiste des Finances et Président de la Commission européenne. On dit généralement qu’il ne faut pas critiquer les personnes décédées, a fortiori récemment, car elles ne peuvent plus se défendre. Nous briserons la tradition pour la simple et bonne raison que voilà vingt-cinq ans maintenant que nous mettons en garde contre la conception de la subsidiarité portée par Jacques Delors.

Pour bien comprendre notre propos, nous commencerons par livrer, en contrepoint de la conception communautaire, les principes fondamentaux de la subsidiarité tels que l’entendent les libéraux. Puis, nous nous intéresserons aux idées essentielles développées par Emmanuel Macron au sujet de Jacques Delors l’Européen. Enfin, nous constaterons combien ce dernier s’il avait eu le mérite de comprendre le concept, a tout fait pour le miner.

La conception communautaire de la subsidiarité

Habituellement, la subsidiarité est comprise, sous l’influence du droit européen, comme la règle selon laquelle la Communauté n’agit, en dehors des domaines de sa compétence exclusive, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent mieux être réalisés au niveau communautaire (nous nous permettons de renvoyer à notre article « La subsidiarité et le libéralisme » in L’Homme libre. Mélanges en l’honneur de Pascal Salin, Les Belles Lettres, 2006).

A vrai dire, elle a toujours été malmenée par les textes communautaires. L’Acte unique européen va bien la mentionner, mais implicitement et seulement à propos de la politique de l’environnement. A partir de la fin des années 1980, les textes communautaires en appellent tous à un critère de plus grande efficacité de l’instance dite supérieure pour réaliser les tâches. Une conception de type utilitariste qui pouvait laisser craindre que Bruxelles puisse toujours faire mieux que les échelons dits inférieurs. Notons que la conception de la subsidiarité, mise en place implicitement à l’article 72 de notre Constitution modifiée en 2003 sous Jacques Chirac, n’est guère plus acceptable.

La conception libérale de la subsidiarité

Les définitions courantes de la subsidiarité, au-delà de leurs manques, comportent deux erreurs explicites : l’application d’une méthodologie utilitariste – ce qui est le plus efficace- et la référence au plus haut niveau comme ce qui est supérieur et par contrecoup au plus bas niveau comme ce qui est inférieur. La conception libérale est tout autre.

Les libéraux font le plus souvent référence à la nécessaire vision remontante de la subsidiarité, par opposition à la vision descendante. Cela signifie que les problèmes politiques doivent être traités au niveau dit le plus bas, en partant de l’individu, puis en remontant aux communes, aux autres collectivités locales, à un niveau encore supérieur l’État, enfin et en dernier ressort à l’Union européenne.

Présenter les choses ainsi est intéressant, mais insuffisant. Une précision de vocabulaire s’impose : le niveau dit le plus bas ne veut pas dire le moins éminent, au contraire. C’est la raison pour laquelle nous n’utiliserons pas ce type de locution. Car, pour nous, le niveau le plus haut, c’est l’individu. Mais surtout, la vision remontante de la subsidiarité, que l’on peut qualifier de verticale, suppose une autre vision, préalable et autrement plus importante. En effet, la subsidiarité est d’abord horizontale : elle fait le départ entre la société civile et l’État ; Dans ce cadre, la sphère étatique n’intervient qu’en dernier lieu, c’est-à-dire lorsque la société civile -l’individu ; les communautés naturelles, à savoir la famille, les communautés artificielles, à savoir les entreprises et les associations- a besoin d’un appui, d’un secours, d’une aide, selon l’étymologie latine de la subsidiarité. Une étymologie suggestive puisque le subsidium renvoie aussi à l’armée de secours.

Jacques Delors selon Emmanuel Macron

Dans ses discours sur l’Europe, Emmanuel Macron ne se réfère pas eu terme de subsidiarité. Il ne l’a pas plus fait dans son discours du 5 janvier 2024 à l’occasion de l’hommage national à Jacques Delors. Synthétisons ce qui a retenu notre attention dans cette dernière allocution, qui ne nous est pas apparue comme la meilleure prononcée par le chef de l’État au demeurant.

Emmanuel Macron s’est référé à l’inspiration personnaliste de Delors, et en premier lieu bien évidemment à Emmanuel Mounier, un critique radical du libéralisme et des droits de l’homme : « entre la dictature des masses et l’impérialisme de l’individu, il existe une autre voie », la voie humaniste de Delors, l’« économie sociale de marché ». L’anti-individualisme de l’ancien Président de la Commission européenne est ainsi mis en lumière. Emmanuel Macron a ensuite considéré que le marché unique reposait sur un immense travail d’harmonisation », à rebours là encore de l’harmonie spontanée et de la reconnaissance mutuelle des normes portées par les libéraux. Le chef de l’État a ensuite lourdement insisté sur la volonté delorienne de lier l’Europe de la croissance et celle de la « solidarité », l’empreinte française et européenne laissée par Delors, celle d’une « social-démocratie d’émancipation ». Il a conclu à l’actualité de l’idéal delorien d’une Europe qui lie « la force économique et la justice sociale ».

Les commentateurs s’attendaient à un discours très orienté et offensif du Président de la République, fût-ce de manière subliminale, dans la perspective des élections européennes de juin prochain. Il l’a sans doute été bien moins qu’ils ne l’escomptaient. Moins en tout cas que les vœux aux Français du 31 décembre dernier où il en avait appelé à l’héritage de Jacques Delors, tout en opposant la force des « démocraties libérales » -une expression dont il use peu et qui renvoie chez lui à la dimension purement politique du libéralisme- « aux mensonges qui sèment le chaos ».

Mais il est surtout instructif de comparer l’hommage à Jacques Delors avec le long, très long discours présidentiel pour une Europe souveraine, unie et démocratique du 26 septembre 2017, en Sorbonne, au début du premier mandat. Le ton était alors fort offensif pour détruire la conception du marché unique du tournant des années 1980-1990 qui aurait « dénaturé » l’ambition du marché commun : la conception d’une « dictature d’un marché qui ne savait plus où il allait », selon une expression holistique dénuée de sens. Par opposition, il citait déjà Jacques Delors et sa conception d’un marché commun reliant concurrence, coopération et solidarité.

La conception delorienne de la subsidiarité

Le 17 octobre 1989, le discours de Jacques Delors prononcé à Bruges comporta de manière inédite onze fois le mot subsidiarité. Deux ans plus tard, son discours devant L’Institut européen d’administration publique fait le point sur la notion. Selon lui, la subsidiarité s’applique à deux ordres différents : la délimitation entre la sphère privée et l’État, d’une part ; la répartition des tâches entre les différents niveaux de la puissance publique d’autre part.

Delors se serait-il converti au libéralisme ? La suite de son discours le dément sans détours. La subsidiarité ne peut être considérée comme une simple limitation à l’intervention d’une autorité « supérieure » vis-à-vis d’une personne ou d’une collectivité en mesure d’agir elle-même ; elle doit aussi être entendue comme l’obligation pour la première d’agir pour donner à la seconde les moyens d’accomplir ses buts. Conclusion ? La subsidiarité n’est pas un nouvel avatar du libéralisme ; il ne faut pas la laisser devenir l’arme de dissuasion utilisée par les intégristes du « tout marché » ou du « tout laisser(sic)-faire ».

En substance, bien conseillé, Delors comprenait la notion libérale de subsidiarité et ses dangers pour les idées social-démocrates qui l’animaient. Aussi en pervertissait-il le sens pour étendre la sphère publique au détriment de celle de la société civile. Il a ainsi été l’un des rares hommes politiques français à comprendre ce qu’était vraiment la subsidiarité – aujourd’hui, David Lisnard est le seul à user du terme couramment et à bon escient-, mais il en a fait mésusage.

Au-delà du fait qu’il ait été marqué par la doctrine sociale de l’Eglise et qu’il ait été militant à la C.F.T.C., on peut se demander pour quelle raison Jacques Delors a subitement défendu la subsidiarité et pour quelle raison il l’a fait précisément à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Manifestement il s’est agi de couper l’herbe sous les pieds des hommes politiques qui, en Europe, défendaient la conception libérale de la notion. Son souci était d’accroître les prérogatives de l’Union européenne, et non pas de les limiter, ce qui au demeurant peut se comprendre pour un Président de la Commission européenne…

Comme souvent dans l’histoire des constitutions et des traités, le fait de consacrer un terme ne signifie pas pour autant qu’on le porte dans son cœur ou qu’on ne veut pas l’infléchir dans un certain sens. On pensera à la consécration du droit de retrait dans les textes communautaires, plus destinée à mettre des bâtons dans les roues de la sécession qu’à la favoriser. La subsidiarité, elle, est entendue au niveau communautaire comme une technique de pouvoir qui permet à certaines autorités d’interférer avec l’action des individus. Tel était l’objectif de Delors.

On a coutume de louer l’action de Jacques Delors, son pragmatisme, son réalisme, sa droiture. Il est certain que sur ces plans, François Mitterrand supportait mal la comparaison. Mais il est permis de se demander qui, en définitive, a été à long terme le plus destructeur des deux au regard des principes libéraux.A cet égard, l’»héritage »  de Delors, pour reprendre le terme de Emmanuel Macron, apparaît aujourd’hui comme le plus lourd.

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2 commentaires

Roven 9 janvier 2024 - 9:19

Depuis que l’Europe a normalisé la forme des concombres, nous savons que, comme toute organisation technocratique, elle vise à grossir, et à régenter le moindre détail de notre vie quotidienne. Voilà une lourde et couteuse organisation dirigée par des non-élus que notre petit coq national, à défaut de pouvoir se représenter en 2027, vise avec gourmandise. Président de l’Europe, une bonne façon d’échapper au bilan catastrophique et déficitaire qu’il laissera en France…
L’extension à 40 pays contribuera à anéantir le sentiment d’appartenance et la possibilité d’accroître de véritables liens entre les pays. Poutine se frotte les mains.
Pro-européen, je m’apprête à voter contre cette technocratie dévorante dans 6 mois !

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philippe 9 janvier 2024 - 2:08

Un socialiste peut il être autre chose qu’un tyran ?

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