Ce 30 août, la Commission européenne a conclu qu’au regard des règles de l’UE en matière d’aides d’État, l’Irlande avait accordé à Apple des avantages fiscaux indus pour un montant de 13 milliards d’euros et a demandé à l’Irlande de récupérer ces aides considérées comme illégales. Or, plutôt que de conduire à une condamnation hâtive d’Apple ou de l’Irlande, ce cas devrait permettre de réfléchir sur les questions de concurrence fiscale entre Etats et d’égalité de tout contribuable devant l’impôt.
Selon Margrethe Vestager, commissaire chargée de la politique de concurrence, le traitement sélectif accordé à Apple lui aurait permis « de se voir appliquer un taux d’imposition effectif sur les sociétés de 1 % sur ses bénéfices européens en 2003, taux qui a diminué jusqu’à 0,005 % en 2014.»
Apple Sales International et Apple Operations Europe, deux sociétés de droit irlandais détenues à 100 % par le groupe Apple, lui-même contrôlé en dernier ressort par la société américaine Apple Inc détiennent les droits d’utilisation de la propriété intellectuelle d’Apple pour vendre et fabriquer des produits Apple en dehors de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud dans le cadre d’un «accord de partage des coûts» avec Apple Inc. La Commission reproche à ces deux sociétés d’avoir bénéficié d’aides d’État sous forme de deux rulings fiscaux émis par l’Irlande en leur faveur pour réduire le montant de l’impôt payé dans ce pays depuis 1991. Apple enregistrait toutes ses ventes de produits, hors Amériques, en Irlande plutôt que dans les pays où les produits étaient vendus. Mais selon l’analyse de la Commission, ces rulings avalisaient une méthode de calcul des bénéfices imposables pour ces deux sociétés qui ne correspondait pas à la réalité économique: pratiquement tous les bénéfices de vente enregistrés par les deux sociétés étaient affectés en interne à un pseudo «siège» fictivement situé ailleurs. En conséquence, seul un faible pourcentage des bénéfices d’Apple Sales International étaient imposés en Irlande, le reste n’étant imposé nulle part. Apple aurait ainsi éviter 13 Md€ d’impôt sur les sociétés qu’elle aurait payé entre 2003 et 2014, années non prescrites, si elle avait supporté le taux, déjà très modeste, de 12,5% en vigueur en Irlande.
Il est possible que la Commission ait raison sur le fait que ces dispositions pourraient être assimilées à des aides d’Etat, interdites au sein de l’Union Européenne pour ne pas fausser la concurrence entre entreprises d’Etats européens différents. Mais la question est alors de savoir si ce motif est évoqué à bon escient.
Cette décision, qui selon les mots de la Commission « ne remet pas en cause le système fiscal général de l’Irlande ni son taux d’imposition des sociétés », utilise donc les règles applicables en matière d’aides d’Etat pour contourner l’interdiction faite à la Commission de s’immiscer dans les affaires fiscales des Etats qui relèvent encore de la souveraineté de chacun d’eux ! Lorsque des contribuables agissent ainsi en France, l’administration fiscale ne tarde pas à les redresser sous le bénéfice de l’abus de droit qui concerne notamment les actes tendant à réduire l’imposition des contribuables, ou ici à augmenter celle des Etas, en « recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs » (Article 64 CGI).
En toutes hypothèses, s’il devait y avoir une condamnation, elle ne devrait pas être supportée par Apple, mais par l’Irlande. En effet, comme le reconnait la Commission, « les rulings fiscaux en tant que tels sont parfaitement légaux. Il s’agit de lettres de confort émises par les autorités fiscales pour permettre à une société de savoir précisément comment son impôt sur les sociétés sera calculé ou pour l’informer sur l’utilisation de dispositions fiscales spécifiques ». Si donc une fraude aux règles en matière d’aide d’Etat était confirmée, c’est l’Irlande seule qui devrait en supporter les conséquences car elle seule a souscrit aux règles européennes, ce que n’a pas fait Apple. Les rulings sont des contrats conclus entre le contribuable, ici Apple, et un Etat et doivent être respectés, sauf à piétiner l’état de droit qui est le garde fou de nos libertés. Certes, lorsqu’un État membre a accordé à un opérateur économique une aide illégale, il lui incombe, en principe, selon les règles européennes de la récupérer auprès dudit opérateur, afin de rétablir la situation économique telle qu’elle existait préalablement au versement de cette aide. Mais la pratique est souvent bien différente et bien peu d’agriculteurs ou de PME bénéficiaires de telles aides ont été réellement astreintes à rembourser ce qu’elles avaient reçu à ce titre. Au surplus, le règlement de procédure européen en la matière prévoit expressément que « la Commission n’exige pas la récupération de l’aide si, ce faisant, elle allait à l’encontre d’un principe général du droit communautaire ». Mais n’est-ce pas un principe de droit communautaire de respecter ses contrats ?
Il est exact au demeurant que ces rulings représentent des distorsions de concurrence, mais surtout entre entreprises irlandaises. Dès lors que le droit européen doit respecter la souveraineté fiscale de ses pays membres, il ne devrait pas intervenir pour juger des modalités d’imposition des entreprises locales. Il reste qu’il paraît particulièrement dangereux et inique que l’Etat, de quelque pays qu’il soit, se permette de fixer ses taux d’imposition « à la tête du client ». Une telle pratique est susceptible de favoriser toutes les corruptions ou pour le moins toutes les injustices, notamment à l’égard des plus petits incapables de négocier avec l’Etat. Il n’y a pas plus de raison d’ailleurs d’avantager les grandes entreprises que les petites. A la base de toute justice comme de toute croissance économique durable, il faut des règles claires, stables et identiques pour tous au sein d’un même territoire.
Le cas Apple a ce mérite d’ouvrir un vrai débat. Plutôt que de conduire à une condamnation hâtive d’Apple ou de l’Irlande, il devrait permettre de faire émerger la double idée selon laquelle la concurrence fiscale entre Etats reste le meilleur garant des contribuables comme la concurrence commerciale l’est pour les consommateurs, mais que parallèlement le droit, indépendamment de la loi, exige que dans chaque Etat souverain, les contribuables soient traités de la même manière.
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Et si l'on parlait "dumping" ?
Je ne suis pas assez expert en fiscalité internationale pour trancher dans le cas Apple-Irlande-CEE. Il semble tout de même que la course à la baisse des fiscalités européennes sans aucun garde-fou a un côté suicidaire : il faudra bien tout de même un jour financer des frais collectifs , même restreints. Quant au "ruling", il me semble carrément relever de l'abus de confiance sinon de la corruption. Dernière remarque : ce sont les états qui organisent sciemment ces situations pour les reprocher ensuite aux entreprises ! On marche sur la tête !