À travers ce choix de textes dû au professeur de littérature du XVIIIe siècle à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle Marc Hersant, le lecteur pourra redécouvrir un Voltaire (1694-1778) épris avant toutes choses de liberté au sens large, loin des poncifs à la mode qui voudraient faire de cet éminent représentant de l’esprit des Lumières « l’archétype du misogyne, de l’homophobe, du raciste » – pour reprendre les mots de la quatrième de couverture. L’un des principaux mérites de cet abécédaire est ainsi de nous rappeler que cet auteur ô combien prolifique que fut Voltaire reste – malgré quelques phrases qu’on peut lui reprocher, mais qui tiennent peut-être avant tout au contexte de l’époque où elles furent tracées, et qui restent somme toute minoritaires au vu de l’immensité de son Å“uvre – un des grands promoteurs de la tolérance avec Locke et Bayle, de même que l’un des plus grands libérateurs de l’esprit humain (p. 16). Nietzsche l’avait déjà présenté comme tel dans Humain trop humain (ibid.), et cet abécédaire vient confirmer l’exactitude du jugement du philosophe allemand à l’égard de l’auteur de Candide et du Dictionnaire philosophique.
La liberté dont Voltaire s’est fait le chantre est déjà la liberté dans sa dimension intellectuelle. Grand admirateur de Locke et de Newton – il publie en 1738 les Éléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde –, hostile à la philosophie cartésienne, Voltaire souligne à quel point la philosophie systématique, qui entend donner du monde une interprétation rigide, totalisante et définitive, en vient à stériliser la pensée en imposant à l’esprit humain un inutile carcan moral et intellectuel. Annonçant Kant et sa défiance à l’égard de notre capacité à connaître « ce qui outrepasse les limites de l’expérience possible », Voltaire écrit : « Les égarements de ceux qui ont voulu approfondir ce qui est impénétrable pour nous doivent nous apprendre à ne vouloir pas franchir les limites de notre nature. La vraie philosophie est de savoir s’arrêter où il faut, et de ne jamais marcher qu’avec un guide sûr » (Vers 1734, Traité de métaphysique, posthume). Il résume en outre sa critique des orgueilleux systèmes philosophiques en écrivant dans son Poème sur la Loi naturelle (1756) : « Écartons ces romans qu’on appelle systèmes » ( cité p. 201). L’une des leçons de la pensée voltairienne est donc une leçon fondamentale d’humilité intellectuelle, qui est paradoxalement à la base de l’explosion des savoirs à l’époque moderne : nous pouvons connaître de grandes choses sur le fonctionnement du monde et de l’esprit humain, mais à condition de savoir nous borner dans ce que nous ambitionnons de savoir, et à condition de suivre une méthode qui a donné toutes les preuves de sa validité et de sa fécondité, à savoir la méthode expérimentale.
Mais outre sa critique de la pensée spéculative et systématique, et outre le combat bien connu qu’il mena sans relâche contre « l’Infâme », il faut aussi rappeler que le philosophe qui fut durablement marqué par le séjour qu’il fit (de 1726 à 1729) en Angleterre fut un éloquent défenseur de la liberté du commerce, ne cachant pas toute l’admiration qu’il avait pour Turgot, lequel, écrit-il dans Diatribe à l’auteur des Éphémérides, « rend la liberté » au peuple par celle du commerce (cité dans Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012). Comprenant qu’il n’existe nul antagonisme entre les intérêts privés et la prospérité du plus grand nombre, Voltaire saisit bien que les marchands, les entrepreneurs comme nous dirions aujourd’hui, sont le véritable moteur de l’enrichissement général : « En France, écrit-il dans les Lettres philosophiques (1734), est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser, et un nom en ac ou en ille, peut dire : ‘un homme comme moi, un homme de ma qualité’, et mépriser souverainement un négociant (…). Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays (…) et contribue au bonheur du monde » (cité p. 211). L’apologie voltairienne du libéralisme, y compris au plan économique, n’est peut-être jamais aussi bien synthétisée que dans ce propos, contenu dans les mêmes Lettres philosophiques : « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes » (cité p. 126).
Il semble toutefois que Voltaire ne se soit pas pour autant montré foncièrement hostile à toute intervention étatique, y compris dans le domaine économique. « Ce ne sont point les impôts qui affaiblissent une nation, écrit-il le 16 mai 1749 dans une lettre à Marchault d’Arnouville (p. 107), c’est ou la manière de les percevoir, ou le mauvais usage qu’on en fait. Mais si le roi se sert de cet argent pour acquitter des dettes, pour établir une marine, pour embellir la capitale, pour achever le Louvre, pour perfectionner ces grands chemins, qui font l’admiration des étrangers, pour soutenir les manufactures et les beaux-arts, en un mot, pour encourager de tous côtés l’industrie, il faut avouer qu’un tel impôt, qui paraît un mal à quelques-uns, aura produit un très grand bien à tout le monde. Le peuple le plus heureux est celui qui paye le plus et qui travaille le plus, quand il paye et travaille pour lui-même ». Certes, ce n’est pas l’existence de deniers publics – dont il ne faut néanmoins pas oublier qu’ils proviennent toujours des contribuables ! – qui constitue en soi un problème, mais plutôt le caractère confiscatoire d’une fiscalité abusive qui pèse sur tout ou partie de la société, ainsi la mauvaise gestion des finances de l’État. Mais Voltaire va peut-être ici un peu trop loin pour un lecteur acquis au bien-fondé des principes du libéralisme économique : le peuple « le plus heureux du monde » serait plutôt celui qui paierait des impôts justes et modérés, qui travaillerait comme bon lui semble en fonction des aspirations de chacun, et qui saurait se montrer responsable en toutes choses en n’attendant pas tout de l’État ou de la collectivité.