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Christophe-Philippe Oberkampf, entrepreneur, manufacturier et self-made man

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À l’heure où les idées socialo-collectivistes connaissent un inquiétant regain de faveur dans notre pays (perceptible aussi bien dans le programme économique archaïsant du RN que dans le paléo-marxisme défendu dans les rangs du Nouveau Front populaire), il conviendrait que nos compatriotes, et en particulier la jeune génération, redécouvrent certaines des grandes figures passées de l’entrepreneuriat, celles et ceux dont le talent, la créativité et l’envie de réussir ont été reconnus à leur juste valeur par le marché.

D’ouvrier à industriel, la formidable ascension d’un self-made man

À cet égard, l’un des plus remarquables entrepreneurs français de la seconde moitié du XVIIIe et du début du XIXe siècle – dont la carrière est à notre sens riche d’enseignements pour notre temps – fut Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815). Né à Wiesenbach (dans l’actuel Bade-Wurtenberg, en Allemagne), il apprend auprès de son père teinturier, à Aarau en Suisse, le métier de fabriquant d’indiennes – c’est-à-dire d’étoffes de coton légères, peintes ou imprimées, qui avaient initialement été produites en Inde. Ces magnifiques cotonnades représentant fleurs et animaux avaient été importées en Europe au siècle précédent par les différentes compagnies marchandes des Indes orientales. Ce commerce, aussi bien l’importation que la fabrication, fut  stoppé net par l’arrêté du 26 octobre 1686 pris par Louis XIV pour ne pas faire concurrence aux soyeux lyonnais (la « préférence nationale » ne date pas d’hier…) et aux drapiers nordiques.

Malgré cette interdiction, Oberkampf décide de quitter l’atelier paternel en 1756, alors qu’il n’a que 18 ans, pour travailler en tant que graveur à Mulhouse ; et l’on retrouve cet étranger venu d’Allemagne, qui ne parlait alors pas le français, dès 1758 à Paris, où il est employé comme graveur puis comme coloriste. Il sera naturalisé Français en 1770. La liberté d’impression étant finalement accordée en septembre 1759, Oberkampf, engageant ses maigres économies, fondera en 1760 une fabrique d’indiennes à Jouy-en-Josas, au bord de la Bièvre, un site idéal aussi bien pour la production que pour les débouchés économiques que représentent Paris et Versailles. Il ne sera pas le seul : une quarantaine de manufactures d’indiennes se sont alors créées en France,  à Rouen, Sèvres, Saint-Denis, Beauvais, Troyes, Orléans, Montpellier, ou encore à Bourges.1 De 1762 à 1789, il s’associe avec l’avocat au parlement de Grenoble Sarrasin de Maraise, dont l’épouse – l’une des grandes femmes d’affaires du XVIIIe siècle en France – contribuera grandement à la réussite de l’entreprise grâce à ses compétences en matière de gestion et de vente.

Oberkampf remporte en quelques années à peine un extraordinaire succès, en France comme à l’étranger, au point qu’il décide d’acheter de nouveaux terrains afin d’agrandir substantiellement sa manufacture. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la production est de 1 700 pièces en 1760, elle dépasse 25 000 pièces en 1770, pour atteindre plus de 50 000 pièces entre 1774 et 17772. Les effectifs augmentent en proportion :  la manufacture de Jouy compte jusqu’à 900 ouvriers environ en 1774 ! À l’instar des grands créateurs d’entreprise d’aujourd’hui, Oberkampf fut donc un innovateur et un entrepreneur fort avisé en même temps qu’un grand créateur d’emplois.

Les causes d’une exceptionnelle réussite entrepreneuriale 

À quoi la fulgurante ascension de la manufacture de la toile de Jouy est-elle due ? Elle s’explique déjà très largement par les qualités personnelles de son fondateur et son sens aigu des affaires : intérêt marqué pour l’innovation technique (il introduit d’Angleterre le procédé d’impression au cylindre de cuivre, qui va bouleverser le secteur), inventivité dans la réalisation de nouveaux dessins qui s’inscrivent dans l’air du temps, aptitude à anticiper les tendances, solide jugement, recherche constante de la qualité, soin minutieux apporté à chaque stade de la réalisation des toiles, enfin capacité à organiser et encadrer un vaste travail d’équipe en atelier. Comme on peut le lire dans l’étude déjà citée consacrée à Oberkampf, « son génie est d’avoir réussi à maîtriser tous les aspects – technique, chimique, artistique – d’une production variée »3.

En 1783, la florissante manufacture d’Oberkampf est déclarée manufacture royale par Louis XVI, qui anoblit son fondateur quatre ans plus tard. Mais la différence la séparant des manufactures royales (Gobelins, Savonnerie…) activement soutenues par la Couronne de France au siècle précédent ne saurait être plus grande : alors que celles-ci avaient pour seul et unique but la glorification du monarque et de son règne, celle-là devait essentiellement son existence et son développement à un entrepreneur d’exception, soucieux de répondre mieux que ne le faisaient alors ses concurrents aux besoins d’un marché en pleine expansion. En un mot, la manufacture d’Oberkampf fut une véritable entreprise de type capitaliste, dont l’innovation et la recherche de l’excellence furent aiguillonnés par la liberté et la concurrence.

La manufacture de Jouy continue de croître après la Révolution : elle est même en 1803, sous le Consulat, la troisième plus grande industrie de France, derrière la Compagnie des mines d’Anzin et la manufacture de Saint-Gobain. Le 20 juin 1806, Napoléon s’y rendra et remettra à Oberkampf la Légion d’honneur qu’il portait sur lui. Mais l’usine devra fermer en 1814, après que Napoléon eut été défait par la coalition alliée : les Cosaques occupent alors la région de Jouy, avant que les Prussiens ne s’y installent en 1815. Oberkampf meurt le 4 octobre de la même année. Son fils Émile reprendra le flambeau et s’attachera lui aussi à livrer une production haut de gamme de qualité. Il vendra cependant l’entreprise dans les années 1820 et elle fera finalement faillite en 1843. Les bâtiments de l’ancienne manufacture ayant été détruits, c’est aujourd’hui le musée de la toile de Jouy qui continue, à travers ses collections et ses expositions, à faire vivre le souvenir de cet entrepreneur hors du commun.

La carrière exemplaire d’Oberkampf nous rappelle que l’entrepreneur est la clef de voûte de l’économie capitaliste de laissez-faire, ainsi que Jean-Baptiste Say l’a admirablement montré. Celui-ci, qui fut d’ailleurs entrepreneur dans la production de coton, n’a-t-il pas notamment pensé à Oberkampf lorsqu’il écrivit ces quelques phrases : « (…) l’entrepreneur d’industrie est l’agent principal de la production. Les autres opérations sont bien indispensables pour la création des produits ; mais c’est l’entrepreneur qui les met en œuvre, qui leur donne une impulsion utile, qui en tire des valeurs. C’est lui qui juge des besoins et surtout des moyens de les satisfaire, et qui compare le but avec ces moyens ; aussi, sa principale qualité est-elle le jugement4 » ?


1 Serge Chassagne, « L’indiennage, une nouvelle industrie textile au XVIIIe siècle », in L’Étoffe de ma garde-robe, SivanaEditoriale, sous la direction de Aziza Gril-Mariote, Milan, 2019, p. 19.

2 Aziza Gril-Mariotte, « Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815) et l’industrie des toiles peintes en France : L’impact du protestantisme sur son parcours ». Revue d’histoire du protestantisme, 2016, 1 (2), pp.207-227. hal-04058457, p. 5.

3 Ibid., p. 1.

4 Jean-Baptiste Say, « Cours complet d’économie politique pratique », 1828 ; Œuvres complètes, Economica, t. II, vol. I, p. 101. Cité par Mathieu Laine dans le « Dictionnaire amoureux de l’entreprise et des entrepreneurs », sous la direction de Denis Zervudacki, Paris, Plon, 2021, p. 362.

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