L’ouvrage de Pierre Bentata est d’une grande ambition et il cherche à y satisfaire avec un vrai talent. Il ne veut pas moins que réconcilier Lumières et anti-Lumières, ce qui le conduit à recommander de vivre d’une certaine sagesse tragique dans un retour à une vision de la Grèce ancienne dont il exhume les mythes pour nous faire comprendre les contradictions de l’éternel humain. Bel exercice pour un économiste qui s’aventure avec intelligence sur les terres de l’histoire, de la religion et de la philosophie.
Le professeur d’économie ne manque pas de rappeler les vertus du progrès qui a fait qu’il y a seulement deux siècles 94% de la population du monde vivait dans une situation de pauvreté tandis qu’aujourd’hui il y en a moins de 10% grâce à l’innovation et aux échanges notamment. C’est l’émergence de la liberté, permettant à l’individu se s’émanciper des sociétés trop souvent cloisonnées, qui a fait germer l’idée que l’amélioration des conditions était possible. Dégagé des déterminismes de sa naissance, l’homme se pense comme tout à la fois unique et universel par l’usage, parfois d’ailleurs immodéré, de sa raison. « …Les Lumières ouvrent le « règne des fins », sous lequel chaque homme, chaque femme est une fin en soi, … un sujet, une singularité ».
Mais cette émancipation est en même temps une déchirure qui efface une partie de notre histoire, ruine les ordres anciens, remet en cause nos identités. Ainsi naît une réaction qui s’exprime aujourd’hui dans le retour des nationalismes et autres conservatismes. Ces nostalgies ne sont pas toujours dénuées de sens. Pierre Bentata préfère chercher à les comprendre plutôt que de les récuser d’un revers de main comme le font trop souvent les idéologues. L’homme est aussi un être enraciné, qui vit dans le repli de sa mémoire collective et des mythes qu’elle transporte, de ses traditions et de ses habitudes linguistiques, culturelles. La Raison a failli dans sa prétention d’être un absolu, capable de pouvoir tout expliquer, alors que l’homme reste un mystère.
Il n’est donc pas possible d’adhérer au credo quasi religieux des transhumanistes, héritiers des Lumières, qui veulent gommer les imperfections de l’homme en le faisant advenir par l’intelligence artificielle à une nouvelle nature post-humaine libérée des Etats, des frontières, de la géographie… et de la mort elle-même !
« L’homme a besoin de mystique…et de sublime pour comprendre qui il est et se situer dans l’infinité du monde. Le mythe de la liberté n’offre qu’un faible réconfort. Immortels et ailleurs…serons-nous plus avancés si nous avons fait tout cela simplement parce que c’était possible, sans nous demander pourquoi ? » L’univers est un appel, une promesse d’infini et d’ignorance qui tiraille la nature humaine « entre liberté et racines ». Les hommes ont des leçons à retenir des dieux olympiens que l’équilibre de leurs imperfections fait participer à l’instauration d’un ordre plus grand. Mais la sagesse tragique de Pierre Bentata n’est-elle pas réductrice en refusant toute prétention « à l’universel, à l’éternel, au toujours vrai », en acceptant « qu’il n’existe aucun ordre auquel nous conformer, aucune vérité transcendante » tout en admettant « que nous aurons toujours besoin d’en inventer et de nous y soumettre » ? Ne sommes-nous libres que pour comprendre et accepter que nous le sommes si peu ?
Notre finitude ne nous interdit pas de rechercher sans cesse l’absolu pour autant que ce soit toujours avec humilité. Cette quête de vérité consubstantielle à l’homme est infinie et toujours incertaine, mais elle n’empêche pas de croire à l’éternel dans le respect de la liberté des autres. La liberté a précisément vocation à surmonter la résignation dans une tension vers les sommets, au-delà des illusions et malgré de fréquentes désillusions. Pour l’entrevoir, il manque peut-être à l’auteur la petite sœur espérance de Péguy. Cet ouvrage a le grand mérite de bien engager ce débat trop souvent ignoré.