La Fondation pour l’innovation politique vient de faire paraître deux intéressantes notes rédigées par Jérôme Perrier sur le même thème : Le détournement populiste du courant libertarien. Même si la première note porte en couverture une photographie du penseur anarcho-capitaliste américain Murray Rothbard, décédé en 1995, et la seconde celle d’une rencontre entre Javier Milei et Donald Trump, l’historien se concentre avant tout sur la tactique politique dessinée par Rothbard et sa mise en application par le président argentin.
Dans la première note, il traite Des origines de l’anarcho-capitalisme au populisme de droite. Il entend à juste titre opérer une clarification conceptuelle. Le courant libertarien, un terme apparu dans les années 1940 aux Etats-Unis, « rassemble des individus qui radicalisent les thèses du libéralisme classique, jusqu’à l’anarchisme pour les plus fondamentalistes ». Jérôme Perrier veut montrer comment ce courant va opérer un changement d’alliance à partir des années 1970, de la gauche contestataire (avec l’opposition à la guerre du Vietnam) à la droite conservatrice et populiste. Une nouvelle alliance pour le moins surprenante et voulue par le principal penseur de l’anarcho-capitalisme, Rothbard. Et justement Javier Milei, explicitement converti à l’anarcho-capitalisme après avoir eu une révélation à la lecture des œuvres de Rothbard, « est en quelque sorte l’héritier » de cette « doctrine/stratégie d’union ».
Ce programme est explicitement présenté par Rothbard dans un manifeste de janvier 1992 intitulé « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », dont la traduction partielle se trouve à la fin de la seconde note (le « paléo-libertarianisme est conçu comme « une alliance entre l’aile droitière du courant libertarien et l’aile conservatrice et populiste de la droite républicaine »). Il s’agit en sept points d’appliquer certains des principes fondamentaux de la pensée anarcho-capitaliste, telle la suppression de la banque centrale, mais aussi de faire un clin d’œil aux conservateurs américains avec l’idée d’une America First ou la défense des valeurs de la famille. L’objectif n’est plus seulement, à la Friedrich Hayek, de convertir les intellectuels au libéralisme, mais aussi et surtout de convertir les masses.
La dernière partie de la première note (dont le plan n’est pas d’une grande rigueur, pas plus que celui de la seconde note) s’attache aux sources de l’anarcho-capitalisme et du populisme libertarien, qu’il s’agisse des origines américaines à partir de Thomas Jefferson, des origines autrichiennes, mentionnées pour mémoire, et des origines françaises avec l’Ecole de Paris.
La seconde note, consacrée au populisme paléo-libertarien de Javier Milei est autrement plus polémique. Elle débute, là encore avec un plan surprenant, par une louable tentative de conceptualisation du libéralisme, qui aurait dû se trouver au début de la première note. Jérôme Perrier analyse le libéralisme comme indissociablement culturel, économique et politique. Il rejette la notion de « libéralisme conservateur », ce qui ne fera pas l’unanimité (sur le sujet voir le dernier ouvrage de Jean-Philippe Delsol, Libéral ou conservateur ? Pourquoi pas les deux ?, Manitoba, 2024). En contrepoint, il estime que le « populisme paléo-libertarien constitue une mutilation de l’idéal libéral qui conduit à le dénaturer complètement ». Il ajoute : D’une philosophie fondée sur la modération (« une idée répétée », mais qui aurait mérité des développements) et la défense de l’individu contre toutes les formes de domination ne reste plus qu’une caricature de la liberté : celle du renard dans le poulailler.
Jerôme Perrier en conclut, de manière tout aussi polémique : « Certains libertariens radicaux (on ne saura pas de qui il s’agit…) alliés au conservatisme religieux, en Argentine avec Milei ou aux Etats-Unis avec Trump, trahissent à n’en pas douter des valeurs pourtant au cœur de toute philosophie authentiquement libérale ». En réalité, ce qu’il ne supporte pas, c’est que les « libertariens radicaux » ne s’opposent pas aux monopoles de certaines grandes entreprises privées (sans citer d’ailleurs l’évolution doctrinale de Hayek sur ce point), ne soient pas favorables à la libre-circulation sans limites des individus (sans évoquer le fait de l’immigration de confort qui permet de bénéficier des largesses de l’État-providence, un point que n’avaient pas anticipé pour l’essentiel les libéraux classiques), délaissent le « libéralisme culturel » , s’opposent à l’avortement, enfin soient obsédés par le wokisme et la question des discriminations.
Jérôme Perrier en veut pour preuve le discours prononcé par le président Milei à Davos le 25 janvier 2025, qu’il reproduit in extenso. Ce qui est gênant, c’est qu’il ne commente pas vraiment ce discours et qu’il passe surtout par pertes et profits ses éléments absolument remarquables, au-delà de certains points qui peuvent effectivement paraître fort discutables. Il est aussi gênant qu’il mêle sans nuance ce discours au programme de Murray Rothbard rappelé précédemment, alors même que l’allocution de Javier Milei s’attache aux grands principes, alors que le texte de Rothbard est explicitement une réflexion sur la bonne tactique à adopter pour faire progresser les idées anarcho-capitalistes.
Enfin, si Jérôme Perrier fait, on l’a dit, un effort de conceptualisation du libéralisme dans la première note, succinctement, et dans la seconde, de manière plus nourrie, il a la fâcheuse tendance, très française à vrai dire, à voir des penseurs libéraux un peu partout avec une conception extensive que nous n’hésiterons pas à qualifier de coupable : successivement Oppenheimer, Berlin, John Stuart Mill (qu’il qualifie cependant de « libéral modéré »…), Adolphe Blanqui, Michel Chevalier, puis Germaine de Staël, de nouveau John Stuart Mill, Karl Popper ou encore le Colloque Lippmann (pour comprendre nos fortes réserves, nous invitons les personnes intéressées à prendre connaissance de notre ouvrage Exception française, Odile Jacob, 2020).
Pour une critique plus approfondie de ces deux notes, nous renvoyons nos lecteurs au prochain numéro à paraître du Journal des Libertés, la revue académique que publie l’Iref et qui est en accès libre sur internet.