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Milan Kundera (1929-2023)

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Pendant longtemps, j’ai associé le nom de Milan Kundera à la formidable renaissance culturelle de la seconde moitié des années 60 qui a accompagné – et même préparé – le Printemps de Prague. Kundera était de la même « promotion » brillante que Josef Škvorecký, Václav Havel, Ludvík Vakulík. A la même époque, de grands réalisateurs se sont affirmés dans le cinéma tchécoslovaque : Miloš Forman, Ivan Passer, Vera Chytilová, Jirí Menzel. Après que les Russes et leurs chars eurent envahi Prague en 1968 pour « sauver les Tchèques » des « néo-nazis » et des « impérialistes » (comme ils l’ont fait pour les Ukrainiens), la plupart des intellectuels et artistes participant au Printemps de Prague ont, soit émigré, soit été assignés par le Parti communiste à de « petits boulots » : laveurs de vitres, serveurs… Mais ils n’ont pas cédé et n’ont accepté aucun compromis, parvenant à garder leur dignité et leur liberté de pensée.
Kundera profite du dégel et publie La Plaisanterie en 1967, un roman qui le rend immédiatement célèbre. Après la « normalisation » (occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques), il ne peut plus publier dans son pays, et en 1975, invité par des amis, il parvient à rejoindre la France et à s’y installer. C’est, littéralement, une nouvelle vie qui commence, à la fois en tant que personne et en tant qu’écrivain. A un moment donné, il se met à écrire directement en français, sa notoriété grandit encore, il est nobélisable (beaucoup se demandent encore aujourd’hui pourquoi il n’a pas reçu le prix – il le méritait amplement). C’était une présence discrète, on le voyait peu, il refusait les entretiens ; il existe cependant un enregistrement d’une émission d’Apostrophes à laquelle Bernard Pivot l’avait invité, en compagnie du grand sinologue et essayiste Simon Leys, dans les années 80. Kundera n’est pas très à l’aise dans ces échanges en français, alors que dans ses romans, la langue est fluide et subtile.
J’ai commenté plusieurs de ses livres, essais et romans. J’ai trouvé remarquable la construction quasi musicale des romans. Ayant suivi une formation de musicien, Kundera maîtrise souverainement la technique des variations, de la répétition de certains thèmes. Son premier roman, La Plaisanterie, était une satire de la société communiste, de ses mensonges, de son conformisme. Le dernier, La Fête de l’insignifiance, comporte des séquences très drôles mettant en scène Staline et ses collaborateurs du Politburo. Pour Kundera, l’humour est une forme de liberté, qui n’exclut pas pour autant les aspects graves, tristes ou dramatiques de la vie. Son rire est le rire libérateur de Rabelais, le rationalisme et l’inventivité du XVIIIe siècle l’inspiraient (il a même adapté un texte de Diderot pour la scène). Il était cependant inquiet : cette nouvelle ère qui se dessine lui semblait dénuée de légèreté, de gaieté, de cette capacité essentielle de savoir profiter de choses apparemment insignifiantes. D’autres thèmes fondamentaux nourrissent tous ses romans : l’amour, la solitude, le hasard.
Ses essais – L’art du roman (1986) et Testaments trahis (1993) – séduisent par la finesse des analyses et par la tension du débat d’idées. Il célèbre le roman comme une forme littéraire qui offre à l’écrivain un champ des possibles pratiquement infini. Il a écrit sur l’Europe centrale, sur sa magnifique tradition culturelle, mais aussi sur ses drames (L’Occident kidnappé, 1983), plaidant pour la défense des petites nations, comme sa République tchèque natale. Il aimait la littérature de son pays d’adoption et l’a souvent louée. Il en a compris la langue jusque dans son essence, et son style était d’une clarté, d’une pureté, d’une expressivité telles qu’il donnait au lecteur l’impression d’écrire sans effort, avec une simplicité parfaite. Grand admirateur de Don Quichotte, il note dans L’Art du roman que « le romancier n’a de compte à rendre à personne, sauf à Cervantès. » Il me plaît de penser qu’ils sont maintenant réunis, et que Cervantès ne lui en a pas voulu. Au contraire.

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