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Journal d’une invasion

Andreï Kourkov

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Andrei Kurkov est un écrivain russe qui a vécu toute sa vie en Ukraine. Ou, si vous préférez, c’est un écrivain ukrainien russophone. En tout cas, il se considère comme ukrainien et aime sa nouvelle patrie de manière inconditionnelle. Il apporte aujourd’hui, avec ce livre, un témoignage important sur la guerre. Le Journal commence le 29 décembre 2021 et se poursuit par une série de notes qui décrivent la situation de l’Ukraine et en signalent les aspects essentiels : ce sont des analyses très judicieuses de certaines tensions internes, du rôle des institutions, des idéaux qui unissent et mobilisent les Ukrainiens. On voit comment, en temps normal, se déroulent les fêtes traditionnelles, on comprend à quel point la question linguistique est délicate et pourquoi le gouvernement tente de marginaliser la langue russe pour imposer la langue ukrainienne. L’Église est aussi un sujet complexe, 12 000 paroisses sont affiliées au patriarcat de Moscou et sont hostiles aux autorités de Kiev. Nous trouvons aussi, dans ce Journal, des informations sur la vie quotidienne, les films et séries populaires, les bibliothèques, les maisons d’édition et les librairies. La peur de la guerre est permanente. Après l’annexion de la Crimée, puis des régions « séparatistes », les Ukrainiens savaient qu’ils pouvaient s’attendre au pire. L’inévitable se produit le 24 février 2022, et la notation de ce jour dans le journal de Kourkov est intitulée « Le dernier bortsch à Kiev ».

Désormais, la famille Kourkov (sa femme et les deux garçons, la fille aînée vit à Londres) partage le sort de millions de réfugiés. Bien sûr, ils restent privilégiés : Andrei est un écrivain célèbre, traduit dans de nombreuses langues, sa femme est anglaise (ils se sont mariés avant 1990, et la voyage de Londres à Kiev fut une véritable épopée, que l’écrivain raconte avec humour), ils ont une maison à la campagne non loin de Kiev, mais qui n’offre plus un abri sûr. Ils se rendent dans l’ouest du pays, dans la région des Basses-Carpates, et s’installent dans une petite ville où une dame, dans un geste de solidarité devenu courant à cette époque, met à leur disposition son petit appartement. Kourkov n’est plus en mesure de poursuivre ses projets littéraires (un roman, Les abeilles grises, achevé avant l’invasion et paru l’an dernier, a remporté le prix Médicis) et se borne à écrire son journal.

Il note avec minutie les mouvements des troupes, les bombardements, les atrocités, les réactions occidentales. Il établit des parallèles avec les crimes commis par les bolcheviks, l’Holodomor, les déportations, et voit l’invasion comme une énième tentative d’anéantir la nation ukrainienne. L’Union soviétique s’est efforcée de détruire la mémoire historique, Poutine fait de même aujourd’hui. Les victimes civiles s’accumulent, des citadins sauvagement bombardés aux agriculteurs tués par des missiles perdus. Kourkov raconte des drames humains déchirants. Un de ses proches amis, Valentin, éminent médecin âgé de 92 ans, est amputé des deux jambes. Sa femme, un peu plus jeune, tente de le faire sortir de Kiev, mais échoue. Ce n’est que plus tard qu’ils parviennent à gagner l’ouest du pays puis, de là, l’Allemagne, où des confrères leur viennent en aide et leur fournissent ce dont ils ont besoin pour survivre.

Des pages extrêmement émouvantes sont consacrées aux villes de Marioupol et Melitopol, envers lesquelles la colère des envahisseurs a décuplé. Dans plusieurs localités conquises, les Russes ont érigé des statues et des bustes de Lénine. Pourquoi, demande Kourkov ? Pour faire croire aux habitants que l’Union soviétique revit ? Ou est-ce une sinistre plaisanterie de Poutine, qui prétend que l’Ukraine est une invention de Lénine ? A Melitopol une petite statue de Lénine a été installée par un collaborationniste, ancien militant d’un parti pro-russe. Le jour viendra, dit l’écrivain, où Kiev offrira à Moscou une statue de Gengis Khan…

Quelle est l’attitude des Russes, que pense le peuple de cette invasion ? Kourkov ne se fait pas d’illusions : les Russes préfèrent croire la version officielle. Ils ont vécu pendant des siècles sous la monarchie et avaient (ont) le culte du Tsar. Cependant, la grande majorité n’a pas accès à d’autres sources d’information. Les Ukrainiens, au contraire, sont individualistes et aiment la liberté. Il est naturel qu’ils fassent la distinction entre les « bons » Russes et les « mauvais » Russes, mais les premiers sont largement minoritaires. Des écrivains russes soutiennent-ils l’Ukraine ? Oui : Mikhail Shishkin, Vladimir Sorokine, Boris Akounine. Mais ils vivent en exil depuis longtemps. Ceux qui restent en Russie font face à d’immenses difficultés et prennent de grands risques pour faire entendre leur voix. On le sait, les combats au front se sont doublés d’une guerre des cultures, les « armes » utilisées étant l’interdiction et le boycott des écrivains et créateurs russes (ou, en Russie, des artistes ukrainiens). Heureusement, il y a quand même certaines choses qui nous font rire : on apprend que le dirigeant tchétchène Kadyrov a été décoré de l’« Ordre du mérite en stomatologie » à l’occasion de l’inauguration d’une clinique dentaire à Grozny.

La dernière note du Journal date du 11 juillet 2022. Animé d’un patriotisme authentique mais pas grandiloquent, Kourkov nous montre – sans l’idéaliser – une Ukraine démocratique et libérale, aux antipodes de l’image que Poutine et ses oligarques tentent d’en donner. Le livre se lit avec beaucoup d’intérêt, il est un document essentiel pour comprendre les événements dramatiques auxquels l’Ukraine est confrontée.

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1 commenter

Lombled 1 août 2023 - 2:21

Je suis de ceux qui souhaitent la victoire totale de l’Ukraine. Mais je pense aussi que l’Europe est une construction aux pieds d’argile et qu’elle n’a pas la force nécessaire pour appuyer l’Ukraine.

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