Le jeu du gouvernement pakistanais et de son armée est de plus en plus ambigu. Si les dépenses militaires représentent 9 % du PIB, les impôts ne rentrent pas, faute de réforme fiscale, le FMI a suspendu son aide, et la « rente géostratégique » servie par les Occidentaux est remise en question. Danger pour la paix ? L’IREF propose cette étude de Frédéric Lass.
Le banquier du monde, le Fonds monétaire international, a connu quelques semaines agitées ; il a, entre autres, refusé de reprendre le versement de son aide au Pakistan.
Ce pays a été sous les feux de la rampe après l’assassinat de Ben Laden sur son territoire. Le Pakistan est au cœur d’un jeu d’alliances et de rivalités entre la Chine, les Etats-Unis, la Russie, l’Iran et l’Inde. Cette situation compliquée conduit d’ailleurs nombre de spécialistes à considérer, à l’instar de l’auteur américain Bruce Riedel, que le Pakistan est aujourd’hui le « pays le plus dangereux pour la planète » (1). Il abrite en effet les bases arrière des talibans qui affrontent les Américains en Afghanistan. Il est déstabilisé par une campagne d’attentats terroristes sans équivalent dans le monde actuel, avec 3 000 victimes civiles en trois ans. Et enfin, et non le moindre, il s’oppose de manière sourde à l’Inde, avec laquelle il s’est engagé dans trois conflits armés depuis que ces deux pays ont obtenu leur indépendance en 1947. Rappelons qu’Islamabad et New Delhi disposent tous deux de l’arme nucléaire et que le développement récent de bombes atomiques « tactiques » (relativement peu puissantes et donc utilisables sur le champ de bataille avec peu de radiations) dans l’arsenal pakistanais indique que pour les généraux de ce pays l’emploi éventuel de l’arme nucléaire n’est pas un tabou absolu…
Bref, ce pays de 170 millions d’habitants classé au sixième rang économique en Asie (avec un PNB de 500 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat est de la plus haute importance pour la stabilité et la prospérité du continent, voire plus largement de la planète toute entière.
Une situation économique précaire
Or, la situation économique et sociale du Pakistan s’avère bien précaire. La plupart des indicateurs de développement du pays sont déplorables, en termes d’accès à l’eau potable, de revenus (salaire moyen de 80 dollars par mois), de santé, de sous-emploi ou de pauvreté ; plus d’un Pakistanais sur trois vit avec moins de 2 dollars par jour. Les entreprises peinent à prospérer et à créer des emplois dans un environnement bureaucratique qui donne au Pakistan le 83ème rang mondial dans le classement « Doing Business » de la Banque mondiale.
Les grands équilibres macro-économiques ne valent guère mieux, malgré les atouts dont dispose le pays, notamment une main d’œuvre abondante et bien formée. Les réserves en devises de la banque centrale sont tout juste suffisantes pour couvrir deux mois d’importations, le risque de défaut de paiement de l’Etat d’ici cinq ans est un des plus élevés du monde, au vu de la prime de risque (credit default swap) des contrats d’assurance sur les crédits à Islamabad. Le déficit de la balance commerciale peine de plus en plus à être comblé par l’afflux d’investisseurs étrangers. La croissance, à peine supérieure à 2,5 % cette année, est la plus faible d’Asie, derrière celle du Japon. Quant à l’inflation, c’est la deuxième la plus élevée du continent, après celle du Vietnam, à près de 20 %.
L’aide du FMI
Cette inflation, qui rogne au passage plus particulièrement le pouvoir d’achat des ménages pauvres, est alimentée par un déficit public hors de contrôle. Le gouvernement s’était bien engagé à le réduire quand, au bord de la cessation de paiement fin 2008, il avait été réduit à appeler le Fonds monétaire international à l’aide. Le FMI avait promis 7,6 milliards de dollars, aide portée à 11,3 milliards devant l’ampleur des dégâts. Mais le FMI n’a constaté quasiment aucun progrès en matière de lutte contre la dérive des finances publiques, ou de vérité des prix dans le secteur énergétique. Et a donc suspendu son aide l’été dernier, après en avoir versé les deux tiers.
L’annonce par le FMI, mercredi dernier, de l’échec des dernières négociations à Dubaï pour la reprise de l’aide via le versement d’une sixième tranche, est passée inaperçue en raison de la tourmente DSK. Mais elle montre l’incapacité patente des autorités pakistanaises à reprendre le contrôle de la situation. Les exigences du FMI n’étaient pourtant pas draconiennes. Il s’agissait de réformer le secteur énergétique, très gourmand en subventions et de ramener le déficit public à 4,5 % du PIB en 2010-2011. Il semble acquis que le déficit dépassera 8,4 % du PIB. Le chef de la mission du FMI au Pakistan, Adnan Mazarei, a souligné que le déficit budgétaire, comblé presque exclusivement par l’emprunt, « réduit l’espace disponible pour les crédits au secteur privé », en clair évince les ressources disponibles pour le développement des entreprises créatrices de richesses.
Le FMI, qui compte dépêcher une nouvelle mission sur place en juillet, appelle à une amélioration de la «qualité des dépenses» en faveur de la santé, de l’éducation et des infrastructures, en bref une lutte contre le gaspillage et la corruption lors des appels d’offres, ainsi qu’une modernisation de la gestion de la dette publique. Il réclame surtout une réforme du fisc. Là est le point essentiel. Akbar Zaïdi, économiste de la fondation Carnegie, estime tout simplement que « la clé pour la prospérité du pays, voire sa survie, est un programme ambitieux de réforme fiscale ».
Les impôts qui ne rentrent pas
En effet, le Pakistan est l’un des pays du monde qui collecte le moins d’impôt. Les ressources fiscales, à peine supérieures à la moitié des dépenses publiques, représentent seulement 9 % du PIB. Le Bangladesh, très comparable sur le plan économique et social au Pakistan, dont il faisait d’ailleurs partie jusqu’en 1970, dispose de ressources fiscales bien supérieures.
Ce ne sont pas les taux d’imposition qui sont en cause, loin de là. Ils sont plutôt « vigoureux ». De 35 à 39 %, par exemple, pour l’impôt sur les bénéfices des entreprises, qui payent en outre diverses taxes sur leurs biens immobiliers, emprunts, etc.
En cause tout d’abord la complexité des textes et de l’administration fiscale.
Les diverses taxes constituent un véritable mille feuilles, elles sont collectées par 37 agences publiques qui lèvent près de 70 impôts différents. En l’absence d’une TVA uniforme, tout est taxé à des taux incohérents et arbitraires, 50 % sur les téléphones portables 100 % sur l’électricité, qui ont pour seule conséquence d’inciter à la prolifération d’une économie grise que l’on dit équivalent au tiers du PIB. La publicité à la radio est taxée par les provinces, tandis que la publicité dans la presse écrite l’est, elle, par l’Etat. Le blé, le riz, les fruits et légumes, les viandes, les livres, les médicaments « essentiels » sont exempts de TVA, alors que les produits laitiers, les médicaments « non essentiels » et les engrais sont taxés.
Ensuite, l’assiette fiscale se réduit comme peau de chagrin à cause de « niches » qui exonèrent la plupart des contribuables.
L’impôt sur le revenu ne concerne que les ménages dont les revenus dépassent l’équivalent de 3 300 dollars par an. En théorie, cela représente environ dix millions de contribuables. En pratique, seulement 2,5 millions sont enregistrés par l’administration fiscale, le federal board of revenue, soit à peine 1,5 % de la population. Près de 80 % des contribuables échappent donc au fisc en toute impunité, soit en profitant des innombrables (et opaques) niches fiscales, dégrèvements et autres exonérations qui permettent de ramener à zéro l’impôt dû. Soit en s’abstenant purement et simplement de verser leur écot.
Le fisc essaye bien de les intimider et ne manque pas d’imagination pour cela, y compris au prix de techniques quasi orweliennes. Dernière trouvaille en date ; faire appel aux transsexuels, nombreux au Pakistan, pour qu’ils fassent bruyamment le siège de la maison des contribuables récalcitrants, jusqu’à ce que ces derniers, toute honte bue, règlent leurs impôts. Il faut croire que les transsexuels ne sont guère plus efficaces qu’un inspecteur fiscal classique, à qui il est au demeurant aisé de « graisser la patte ». Le Federal Board of Revenue comptait collecter 13,2 milliards d’euros sur l’exercice juillet 2010-juin 2011, mais fin mars dernier n’avait obtenu que les deux tiers de cette somme… Gageons au passage que l’augmentation de 15 % de l’impôt sur le revenu décidé en mars pour financer les travaux de reconstruction suite aux inondations de l’été dernier s’avèrera d’un rendement décevant.
Y a-t-il une solution ?
La solution existe, ou plutôt une double solution. D’une part s’attaquer à la corruption, qui dissuade la majorité des Pakistanais de verser des impôts à un Etat inapte à en faire bon usage (le Pakistan figurait l’an dernier au 143ème rang sur 178 de Transparency International). D’autre part élargir l’assiette fiscale : une « classe de prédateurs privilégie certains secteurs et intérêts particuliers bénéficiant d’exemptions fiscales », résume Akbar Zaïdi, qui ajoute « avec une structure fiscale plus transparente, large, progressive et équitable, les recettes de l’Etat pourraient aisément doubler ». Les Pakistanais aisés exfiltrent aussi leur fortune à l’étranger, de préférence Londres ou Dubaï, d’où ils la rapatrient le plus tranquillement du monde ; une loi de 1990 interdit aux autorités fiscales d’enquêter sur des sommes en provenance de l’étranger.
La réforme de la TVA, rejetée par les groupes de pression, consiste à instaurer un taux unique de 17 %, et pourrait porter le montant de la recette fiscale de 9 à 14 %.
Alléger la pression fiscale nominale pour encourager l’activité, élargir l’assiette aux groupes sociaux exonérés actuellement, notamment les propriétaires terriens, et lutter vigoureusement contre la corruption sont donc les mesures réclamées par les investisseurs, mais aussi les bailleurs de fonds du pays.
Parmi les premiers on retrouve par exemple les entrepreneurs français disposant de filiales au Pakistan, qui ont interpellé le premier ministre, Raza Gilani, lors de son récent passage à Paris. Après avoir souligné l’effet néfaste des nombreux droits d’accises et des droits de douanes sur les produits semi finis pénalisant les industries d’assemblage locales, ils ont notamment demandé où en était le projet de réforme fiscale, qu’Islamabad fait miroiter depuis deux ans mais qui est ensablé au Parlement. Raza Gilani a éludé poliment.
Les bailleurs de fonds s’impatientent aussi. Le Premier ministre britannique, David Cameron, a averti récemment le Pakistan qu’il faudrait réformer sa fiscalité s’il voulait bénéficier de l’aide du Royaume Uni. Washington, plus gros pourvoyeur de fonds du pays avec 1,5 milliards de dollars par an depuis cinq ans, a émis des avertissements similaires. La communauté internationale s’est montrée bien moins généreuse suite aux inondations catastrophiques de l’été 2010, qui a frappé vingt millions de personnes dans le pays, qu’après des catastrophes équivalentes dans d’autres pays, de crainte que son argent soit mal utilisé. Nombre de donateurs ont rechigné à donner de l’argent à un pays qui dépense sans compter pour son armement…
Si l’armée pakistanaise perdait sa rente géostratégique…
Paradoxalement, l’armée est bien au cœur du problème des finances publiques pakistanaises. Au Pakistan, les dépenses militaires sont près de deux fois supérieures à celle combinées de la santé et de l’éducation. Le pays consacre 8 % du PNB à son budget militaire, un niveau comptant peu d’équivalent aujourd’hui de par le monde.
La raison en est simple ; depuis la partition de 1947 la peur de l’Inde constitue la véritable « clé de voûte existentielle du pays ». Le Pakistan, huit fois plus petit que l’Inde sur le plan de la population ou du PNB, et avec une croissance quatre fois plus faible que celle de son dynamique voisin, a peur d’être un jour avalé ou démantelé par son voisin, contre lequel il s’est construit il y a 64 ans.
En conséquence, l’armée a lancé un programme nucléaire très ambitieux. Au rythme actuel, il permettrait à l’horizon 2018 de ravir à la France la troisième place mondiale en la matière, avec 300 ogives… Bien d’avantage que ce que requiert une dissuasion raisonnable.
Depuis le 11 septembre 2001, sur le thème « nous, ou le chaos », l‘armée prétend constituer un rempart contre le terrorisme djihadiste. A ce titre elle a jusqu’ici bénéficié d’une « rente géostratégique », qui a permis au pays d’obtenir l’indulgence, notamment financière, des Occidentaux, avec l’effacement de la moitié de l’ardoise pakistanaise fin 2001. «L’ouest ne nous laissera jamais tomber » : rien n’est moins certain aujourd’hui, et les temps changent aussi pour l’armée pakistanaise.
Une attitude plus ferme des occidentaux envers un pays accusé en outre de jouer double jeu dans la lutte contre Al Qaïda ou de manipuler des terroristes contre l’Inde, inciterait peut être Islamabad à avancer vers une réforme fiscale véritable.
(1)“Deadly Embrace: Pakistan, America, and the Future of Global Jihad”, éditions Brookings Institution, janvier 2011.[
Frédéric Lass