Karl Marx se plaisait à déclarer qu’il n’était pas marxiste. De la même manière, il est permis de se demander si John Maynard Keynes était réellement keynésien, ou si sa théorie lui a totalement échappé pour devenir un dogme social-démocrate destiné à légitimer un interventionnisme permanent de l’Etat dans les affaires de la cité. L’objet n’est pas ici de discuter, en historien de la science économique, des rapports entre Etat providence et keynésianisme, ni même de débattre, de manière critique, des faiblesses théoriques du modèle keynésien. De nombreux ouvrages particulièrement documentés se sont penchés sur ces questions complexes. En revanche il est généralement passé sous silence le côté sombre des politiques keynésiennes appliquées en Europe à partir des années 1960 et 1970, qui ont fonctionné comme un piège à miner de l’intérieur nos sociétés.
Les pouvoirs publics ne pourraient pas sacrifier facilement l’Etat providence
Les mouvements gauchistes ont l’avantage d’écrire beaucoup et de toujours fortement intellectualiser leurs analyses. Il en résulte une abondante littérature exposant les objectifs et les stratégies de l’extrême gauche. En Italie le courant dit « opéraïste » (1), défenseur de l’autonomie ouvrière, a longuement expliqué dès les années 1960 la manière dont il fallait retourner les programmes keynésiens contre le capitalisme. Le raisonnement peut se synthétiser de la manière suivante. Les syndicats de salariés, contrôlés par la gauche, disposaient à l’époque des moyens de pression leur permettant de se montrer déraisonnables. La croissance forte et le besoin de main d’œuvre rendaient en effet les entreprises vulnérables aux mouvements sociaux. Il fallait donc pousser, par la grève et les stratégies d’affrontement, à la perturbation du bon fonctionnement des usines dans le but d’obtenir des salaires et des avantages collectifs mettant en danger la rentabilité, et par conséquent l’existence même du monde industriel européen. Selon cette théorie, sous la pression, le capitalisme réagirait en désindustrialisant partiellement l’Europe. Il chercherait aussi de nouveaux modes d’organisation et de production, notamment par la mise en place de réseaux de sous-traitants flexibles, s’appuyant sur des entreprises secondaires échappant à l’action syndicale. Cela aboutirait alors à l’émergence d’un double marché du travail, celui, surprotégé, des grands groupes et celui, précaire, des sous-traitants. Ainsi serait brisé l’embourgeoisement de la classe ouvrière résultant de l’accroissement global des niveaux de vie durant les Trente Glorieuses. Il apparaitrait progressivement une nouvelle classe prolétarienne aux marges du monde industriel traditionnel, les « oubliés » de la prospérité, mettant en tension l’ensemble de nos sociétés.
Mais surtout, selon les idéologues opéraïstes, face à cette situation, l’Etat, pris au piège du keynésianisme, se retrouverait obligé d’agir dans un sens qui ne ferait qu’accroitre la dynamique de crise. Les pouvoirs publics ne pourraient en effet pas sacrifier facilement l’Etat providence, devenu la base de toute notre organisation sociale. Les coûts politiques électoraux de l’abandon du modèle d’assistanat en place seraient beaucoup trop lourds, particulièrement dans les pays latins où ce système a pris une dimension considérable. L’Etat serait d’autant plus paralysé qu’en bonne élève de Gramsci la gauche, profitant de son hégémonie culturelle, universitaire et médiatique, sera parvenue à dénaturer l’idée de justice sociale pour la transformer en un dogme pervers d’égalitarisme morbide, de fiscalisme fanatique, de subventionnisme et d’antilibéralisme. Les gouvernements se verraient par conséquent contraints d’utiliser, face aux difficultés, les outils inadaptés du keynésianisme – rigidification du marché du travail, défense du pouvoir d’achat – couplés à la hausse des aides sociales ainsi que des dépenses publiques. Il s’ensuivrait alors une sorte de machine infernale où l’Etat tenterait de résoudre une crise de « l’offre », tenant aux faiblesses concurrentielles de l’industrie, par des instruments relevant, eux, de la politique de la « demande ». Cela ne ferait qu’accroître le mal. L’interventionnisme public serait ici appelé à se retourner tel un boomerang. Il pénaliserait la compétitivité, sans permettre la relance, car nos entreprises ne seraient pas en mesure de répondre efficacement à l’accroissement de la consommation dû à leur manque de compétitivité. Les déficits conjoncturels de la stimulation keynésienne se transformeraient en autant de déficits structurels et le chômage de masse demeurerait incompressible. Les dépenses sociales augmenteraient, sans que notre économie ne puisse plus parvenir à les financer, créant une sorte de faillite. La seule issue serait l’inflation, réponse des années 1970, puis l’accroissement frénétique des déficits publics commencée dans les années 1980. Le but annoncé par les opéraïstes était de parvenir à voir « l’Etat planificateur » et interventionniste de l’après-guerre se transformer en un « Etat de crise » permanent, assis sur la poudrière de l’inflation, du chômage et de la dette. A terme, le caractère insoutenable de la situation ne pourrait selon eux conduire qu’à une crise majeure, propice aux événements révolutionnaires.
Nous creusons des abîmes budgétaires prêts à nous engloutir
Il est naturellement exagéré, voire absurde, d’imaginer que quelques groupuscules gauchistes italiens auraient élaborés et conduits un plan général de saccage économique de l’Europe. Etudiant de très près la situation industrielle, ils ont annoncé et décrit l’Histoire bien plus qu’ils ne l’ont faite. Mais il ne faut pas négliger pour autant le poids actuel de cette idéologie prônant l’autodestruction occidentale par l’interventionnisme étatique. Tony Negri, l’un des principaux théoriciens opéraïstes, s’est par exemple ensuite imposé en maître à penser du mouvement altermondialiste. Ses ouvrages, tels que « Empire » et « Multitude », tiennent toujours une place très influente au sein de la gauche radicale.
L’idée centrale, encore vivace, qu’a magistralement formalisée en son temps l’opéraïsme italien est que l’interventionnisme étatique, loin de résoudre les crises sociales, peut les pousser au paroxysme. Certes, aujourd’hui, la situation a radicalement changé. La France s’est fortement désindustrialisée. Le monde syndical ne parait plus en mesure de pousser la classe ouvrière sur le terrain des demandes salariales « déraisonnables ». Mais, au fond, le problème n’a fait que se déplacer sur d’autres terrains. Dès la fin des années 1970, il a en effet été théorisé que les luttes pouvaient prendre des visages multiformes et dépasser largement le cadre du monde du travail ouvrier. L’accent devait désormais être mis sur les réclamations en matière de garanties sociales généralisées, de droit des chômeurs, de prestations permanentes d’assistanat. Il était alors préconisé d’y mêler combats néo-féministes, théorie du genre, défense des migrants, revendications pour la décroissance… Cela s’appelle désormais la « convergence des luttes », concept clé pour des mouvements politiques tels que les Verts ou LFI. Certains avaient même conceptualisé, il y a plus de quarante ans, la notion de « passivité » révolutionnaire, consistant à percevoir un salaire tout en travaillant le moins possible, afin de faire chuter la productivité. L’idée était de transformer les organisations, particulièrement dans le secteur public où les emplois sont protégés, en des bureaucraties inefficaces constituant autant de gouffres financiers.
Globalement, il est évident que les revendications multiples, sociales, communautaires, sociétales, écologiques, telles qu’elles existent aujourd’hui, peuvent, elles aussi, posséder un caractère totalement « déraisonnable », maintenant les dépenses publiques hors de tout contrôle. Les possibilités d’alimenter la crise de l’endettement public sont infinies. Pour bien le mesurer, il n’y a qu’à constater les déboires de la politique dite de « transition énergétique » qui tourne à la ruine sous la pression des oukases des activistes « climatiques ». Nous sommes toujours sous l’emprise d’un interventionnisme fantasmagorique selon lequel l’action des pouvoirs publics peut s’étendre sans presque de limite, à la mode du « quoi qu’il en coûte ». Nous demeurons soumis aux revendications délirantes d’une gauche radicale qui utilise tous les sujets pour tenter de faire craquer nos sociétés de l’intérieur. Les deux phénomènes se conjuguent pour aboutir à une fuite en avant de la dépense publique. Nous creusons des abîmes budgétaires prêts à nous engloutir. Nous resterons par conséquent largement exposés à subir les fracas de cet « Etat de crise » permanent né d’un keynésianisme hybridé au gauchisme.
NB : L’ouvrage « A l’assaut du ciel » (entremonde 2022) de Steve Wright contient une bibliographie de 84 pages sur l’opéraïsme italien, présentant un panorama complet des sources.
1 commenter
Je partage cet article. J’ajoute que dans la conjugaison finale il faut ajouter la bêtise crasse qui se fait de plus en plus prégnante dans toutes ces formes de « pensées », si l’on peut encore appeler ces amas de « bouses » pensées …