La consultation des réseaux sociaux montre la naissance d’une nouvelle fracture française, comme notre tempérament national les aime tant. Il y trouve à la fois une clé de lecture simple des malheurs du temps, notamment de la crise de notre système de retraites, et un bouc émissaire aisément identifiable : désormais « c’est la faute aux boomers ! ». Dans un débat enflammé où chacun est spontanément tenté de défendre sa propre génération, qu’en est-il vraiment ?
Après le conflit « classe contre classe » cher au marxisme, et en concurrence avec la lutte inexpiable entre races et genres promue aujourd’hui par le wokisme, voici que la guerre des générations s’amplifie, redonnant une vigueur nouvelle au cri de ralliement « c’est la faute aux boomers ! » Sur tous les grands sujets, le slogan est repris en chœur par les générations postérieures, Millenials et génération Z. Réchauffement climatique ? C’est la faute aux boomers ! Crise du logement ? La faute aux boomers ! Dérive des finances publiques ? La faute aux boomers ! Faillite du système des retraites ? La faute aux boomers encore et toujours ! A l’ironie souriante du « OK boomer ! » de naguère se substitue désormais un procès collectif contre une génération gâtée qui n’aurait connu, de la naissance à la retraite, que le bonheur sans nuage des « Quatre P » : paix, prospérité, pouvoir d’achat, plein emploi… Le succès de ce thème et de cette expression mérite examen.
D’une génération, l’autre
Il y aurait d’abord à redire sur l’argumentaire parfois avancé pour les besoins de la polémique générationnelle : ainsi de la confusion entre retraités et boomers. Si l’on croise par un calcul simple les classes d’âge et les dispositifs sociaux en vigueur, l’on s’aperçoit que bien des avantages prêtés aux boomers (retraite à 60 ans, préretraites généreuses, faibles cotisations) concernent surtout… leurs propres parents. Pour le reste, l’on renverra aux statistiques de l’INSEE qui dissipent le mythe des « retraités plus riches que les actifs »[1]. Plus surprenante venant de libéraux, la proposition d’augmenter (d’une façon ou d’une autre) la fiscalité des retraités dans un pays qui détient le record mondial de l’impôt…
Quant à l’affirmation que les boomers ont toujours connu le plein emploi, elle ignore tout bonnement l’évolution du chômage en France sur le long terme : à l’inverse de la vulgate, c’est cette génération qui a subi en moyenne les plus forts taux de chômage depuis 1945. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un peu plus travaillé au total que ses cadettes, lesquelles auront étudié plus longtemps et bénéficié des 35 heures tout au long de leur carrière.
On pourrait s’amuser à « déconstruire », comme on dit aujourd’hui, les autres mythes à la mode : comme celui des « boomers pollueurs » alors que les émissions de gaz à effet de serre françaises déclinent depuis 1990. Et que dire de l’argument de « la seule génération à n’avoir connu que la paix » ? Que ces 80 ans de paix – que nous célébrons en ce moment même – aient été une période exceptionnelle, l’historien le sait : mais, par sa longueur même elle a profité à tous les contemporains. L’on pourrait au moins s’accorder sur le fait que le mérite en revient à nos aînés, bien décidés à empêcher le retour des guerres qu’ils avaient connues. Que vaut enfin l’idée d’une génération à la prospérité sans pareille ? L’affirmation est justifiée évidemment par rapport à la précédente, mais certainement pas par rapport aux suivantes : le niveau de vie moyen a augmenté de près de 50% entre 1980 et 2017, même si les classes d’âge en ont inégalement profité – et inégalement selon les périodes[2]. Que le ressenti et surtout les anticipations des plus jeunes soient bien plus négatifs sur ce sujet comme sur d’autres relève d’une analyse, non des réalités mais des représentations collectives.
Gare à la lutte des classes (d’âge)
Il faut donc prendre garde à ne pas créer une nouvelle lutte des classes (d’âge) dans un pays déjà trop fracturé. La tentation est d’autant plus grande que l’appartenance générationnelle est devenue un lieu d’identification majeur dans nos sociétés ainsi qu’une grille d’interprétation privilégiée des faits sociaux et politiques. Au risque de passer – comme si souvent dans le débat français – à côté des vrais sujets : ainsi en matière de retraites, c’est notre régime par répartition cumulé aux effets de la démographie qui est en cause et non l’égoïsme des boomers. Les supposées « retraites géantes » (sic) de ces derniers font d’ailleurs bien pâle figure face à celles de leurs contemporains de Suède, de Suisse ou des Pays-Bas, preuve s’il en est que la vraie solution réside dans le développement de la capitalisation pour tous.
La capitalisation, « deuxième mamelle » des retraites
Poussée comme il se doit par les libéraux, cette idée fait son chemin à droite ; mais l’on rendra à César ce qui est à César, en l’occurrence à David Lisnard, l’initiative – et la constance – de cette proposition. Loin d’être exclusivement financière, la motivation explicite de son plaidoyer en faveur d’un étage de capitalisation obligatoire renvoie à la volonté d’émancipation individuelle qui est au cœur de la philosophie libérale : il faut « rendre chacun propriétaire de son existence ».
C’est dans cette perspective, et non pour tenter le énième replâtrage d’une répartition aux abois, que l’on pourra faire appel à la contribution inévitable et justifiée des boomers, essentiellement par une désindexation modulée des retraites. Mais il faudra aussi revenir sur de coûteuses politiques publiques, notamment en matière écologique et migratoire, chères aux plus jeunes générations.
[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8278896?sommaire=8278909
[2] Voir l’étude du COR « les évolutions fu niveau de moyen au fil des générations » (2019) à partir des statistiques de l’INSEE https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2019-06/doc-4621.pdf