Poétiquement, le ministère du Travail vient de pondre le 3 mai 2020 un magnifique document de 20 pages serrées intitulé « Protocole national du déconfinement pour les entreprises pour assurer la sécurité et la santé des salariés ». Ce protocole est paradigmatique des trois caractères contemporains de la réglementation : kafkaïenne, infantilisante et prompte à donner des leçons au secteur privé.
Nous n’en donnerons que quelques éléments édifiants. Ce qui est dénommé le « socle du déconfinement » correspond à une « distance physique d’au moins 1 mètre (soit 4 m² sans contact autour de chaque personne) ». Il faut « aérer régulièrement (toutes les 3 heures) les pièces fermées, pendant quinze minutes » (p. 5). Le document ne dit pas ce qu’il se passe pour l’entrepreneur si une pièce se trouve aérée seulement toutes les 3 heures 10 pendant quatorze minutes, chronomètre en main…
Comment se calcule la surface de l’établissement à prendre en compte ? Il s’agit de « la surface résiduelle de l’espace considéré, c’est-à-dire la surface effectivement disponible pour les occupants, déduction faite des parties occupées. Il convient de rattacher à la surface totale celle qui est occupée par les rayonnages et les réserves (entre autres) pour déterminer in fine la surface résiduelle pour l’accueil des clients ». Tout cela est d’une limpide clarté et le Protocole a la gentillesse de nous donner un exemple de calcul « des surfaces résiduelles et des jauges maximales », qui se clôt ainsi : « Sr/4 : 135/4 = 33 personnes »…
Le jargon administratif laisse également songeur : « Pour nettoyer les surfaces, il conviendra d’utiliser des produits contenant un tensioactif ». Quant à la désinfection, elle est « réalisée avec un produit répondant à la norme virucide NF EN 14476 ou avec d’autres produits comme l’eau de Javel à la concentration virucide de 0,5 % de chlore actif ». Là encore, le Protocole a le bonheur de nous livrer une illustration : « un litre de Javel à 2,6 % plus 4 litres d’eau froide » (p. 19).
A ceux qui croiraient que notre époque a inventé la règlementation foisonnante tant de la France que des autorités de Bruxelles, il sera rappelé qu’elle est consubstantielle à la notion d’Etat. Il suffit de penser à la frénésie normative sous Colbert. Mais le caractère à la fois minutieux et risible de la règlementation nous fait penser au prurit règlementaire sous Vichy (bien entendu nous ne comparons pas les types de gouvernement !) avec ses 16 786 lois et décrets promulgués entre 1940 et 1944, ses pages denses du Journal Officiel consacrées aux « escargots bouchés et coureurs » ou à l’arrêté du 4 novembre 1941 qui fixait « la marge de bénéfice du ramasseur-trieur de poil de lapin angora épilé »…
Ce qui est plus novateur dans la règlementation contemporaine, au-delà du jargon utilisé car autrefois on savait écrire (il est vrai qu’alors c’étaient des juristes qui rédigeaient les textes…), c’est son aspect infantilisant.
Quant aux masques, ils « doivent être ajustés et couvrir la bouche et le nez », mais les autorités publiques croient encore bon d’ajouter que « le sens dans lequel ils sont portés doit impérativement être respecté » (p. 13)… Quant aux gants, il convient de les ôter « en faisant attention de ne pas toucher sa peau avec la partie extérieure du gant » (p. 14)… Il va de soi que les pouvoirs publics ne prennent nullement les salariés et les chefs d’entreprises pour des imbéciles….
Tout cela pourrait faire sourire, mais la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, n’a pas hésité à prononcer, manifestement de manière délibérée compte tenu de ses anciennes fonctions de haut niveau dans le secteur privé, des contrevérités en matière de droit du travail et plus précisément de responsabilité des entreprises. En effet, elle a martelé à tort que la sécurité des salariés était une simple obligation de moyens pour les entreprises.
Car, il faut rappeler -et c’est la dernière caractéristique de la règlementation contemporaine- qu’elle s’adresse uniquement au secteur privé… alors même que l’Etat s’affranchit allègrement de ses obligations. Le lecteur nous permettra de quitter les habits du théoricien pour mettre la casquette de l’avocat en droit du travail.
Nous avons ainsi appris que dans un tribunal de grande instance, mais le cas n’est pas isolé, un magistrat avait dû fournir sur ses propres deniers des masques au personnel, soit une vingtaine de personnes ! Confirmation du fait que les services publics français en ruine ne peuvent encore fonctionner que grâce au professionnalisme de certains fonctionnaires…. Nous venons même de déposer physiquement un dossier de plaidoirie (obligation surprenante en vertu d’un texte de crise, soit dit en passant, alors que l’informatique permettrait de l’éviter dans bien des cas, c’est-à-dire lorsque des pièces en original ne sont pas indispensables, mais la santé des avocats présente-t-elle de l’importance ?) devant une Cour d’appel (dont nous tairons charitablement le nom). Nous avons alors croisé près d’une dizaine de fonctionnaires du personnel administratif, tous non masqués, parfois en groupe et sans respect aucun des distances de sécurité. Des obligations auxquelles sont tenues les entreprises privées de manière stricte à compter du 11 mai 2020 sous peine, ainsi que l’ont déclaré plusieurs membres du gouvernement de manière insistante, d’engager leurs responsabilités civile et pénale. Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais !
En attendant, les pouvoirs publics profitent de l’état d’exception sanitaire pour intervenir plus encore et de manière abusive dans le monde de l’entreprise.
Professeur agrégé des facultés de droit. Maître de conférences à SciencesPo
Avocat à la Cour de Paris
Il publiera prochainement Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob)