Nos contemporains ne sont pas réputés pour leur connaissance fine de l’histoire. Et c’est bien regrettable car ignorer l’histoire, c’est prendre le risque de répéter les erreurs du passé ou d’oublier les recettes qui marchent. Mais les têtes (soi-disant) pensantes d’aujourd’hui n’en ont cure. L’urgence, selon eux, est dans la construction du « monde d’après » : un monde plus social, plus solidaire, plus « ouvert », plus paisible, plus tout à la fois… Un monde qui, précisément, ne ressemblera pas au monde du passé qu’il est dès lors inutile de garder en mémoire.
Agir — ou simplement réfléchir — de la sorte revient à rejeter l’usage de la raison et ouvrir la porte aux utopies les plus folles. Si l’on veut améliorer notre condition humaine, si l’on veut aller vers un monde meilleur, il est indispensable de chercher d’abord à comprendre l’être humain et son histoire plutôt que de refaire le monde et l’humain à l’image de ses rêves. Tenter de comprendre l’humain et son histoire est, précisément, le long travail des sciences humaines dont je voudrais ici rappeler quelques-uns des principaux enseignements.
Comment sommes-nous devenus riches ?
La réflexion économique est née lorsque ont été observés les tous premiers signes d’un enrichissement durable vers le bas Moyen-Âge (12e-13e). Côté penseurs, c’est l’époque de saint Thomas d’Aquin et de la scolastique. Côté histoire économique, c’est l’époque de ce que les historiens nomment parfois la révolution commerciale (Venise, Gênes, Florence, les foires de Champagne, la ligue hanséatique, etc.) Quelques siècles plus tard, au 18e, des auteurs tels que le franco-irlandais Richard Cantillon, le français Anne-Robert Jacques Turgot ou l’écossais Adam Smith ont rédigé les premiers traités d’économie politique dont le plus fameux reste sans doute celui de Smith : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Dans cet ouvrage, Smith commence par expliquer quelle est la véritable nature de la richesse. Être riche, explique-t-il, c’est avoir la capacité de satisfaire ses besoins : se nourrir, se loger, se soigner, se protéger contre les aléas de la vie (et du climat !), se cultiver, etc. La science économique n’est donc pas la science de l’argent – ainsi que le pensaient à tort ses prédécesseurs mercantilistes. C’est plutôt la science qui veut comprendre comment les humains parviennent à améliorer leur vie quotidienne. Rien de « lugubre » donc dans cette réflexion, contrairement à ce qu’en disent certains !
Ce qui conduit à la seconde question, celle des causes. Pourquoi certaines nations parviennent-elles mieux que d’autres à satisfaire leurs besoins ? Car telle était bien la situation : un petit groupe de pays – il s’agissait alors de la Hollande, l’Angleterre, l’Ecosse et dans une moindre mesure la France – étaient bien plus riches que d’autres. Pourquoi ?
Pour trouver une réponse Smith, d’une façon qui peut surprendre, va chercher du côté des institutions et in fine du côté de l’éthique et des valeurs. Si certaines nations sont plus riches que d’autres c’est, selon son analyse, parce qu’elles ont opté pour le système de la liberté naturelle (c’est l’expression utilisée par Smith). Qu’est-ce que ce « système de la liberté naturelle » ? C’est celui, précisément, qui a progressivement mûri tout au long du bas Moyen-Âge. Celui qui va affirmer les droits de l’individu, de la personne. Car ce qui a fait notre civilisation c’est sans doute cette affirmation de la dignité de la personne (une affirmation qui se marie bien, évidemment, avec les piliers de la chrétienté qui prévalent à l’époque).
« Life, liberty, property » : voilà les piliers de la société moderne disait John Locke avant Smith. Chaque personne, et pas seulement celles qui appartiennent à telle ou telle classe privilégiée de la société, a le droit sur sa vie et est libre de la conduire comme elle l’entend, dans le respect de la propriété et de la vie d’autrui.
La logique de la liberté
 Quel est le rapport avec l’économie me direz-vous et la richesse de certaines nations ? Quand on y réfléchit un peu, il est fort simple. Pour le dire dans un langage moderne : en affirmant les droits de la personne, nos sociétés ont transformé chaque individu en entrepreneur potentiel. Elles ont libéré les esprits créatifs. Le marchand, le commerçant, l’artisan ont gagné leurs titres de noblesse. Ce qui était déjà vrai dans les villes (« L’air de la ville vous rend libre ! » disait un adage allemand) devenait valable pour l’ensemble de la société.
Et n’oublions pas que cette « liberté naturelle » s’exerce dans le cadre de la propriété. Je suis libre mais je ne peux imposer ma volonté aux autres. Je dois donc coopérer avec l’autre. Dit autrement, dans ce « système de la liberté naturelle », si je veux satisfaire mes besoins je dois prêter attention aux besoins des autres. Plus précieux sont les services que je rends aux autres, plus grande sera ma capacité à satisfaire mes propres besoins.
Ce système a fait des merveilles – n’en déplaise à ceux qui, par toute une série de raccourcis imprudents, voient dans ce libéralisme classique la source d’un « désastre écologique » … Il a donné lieu à ce que les historiens appellent « le grand enrichissement » de l’Occident qui a débuté bien avant la révolution industrielle (songez par exemple à l’accroissement de l’espérance de vie à la naissance) ! Il y a donc un lien étroit, presque consubstantiel, entre développement économique et éthique ou, plus précisément, entre le développement économique et les valeurs fondatrices d’une société. Avec ce corollaire : là où les valeurs ne sont plus celles de la liberté le développement économique est retardé, voire inexistant.
Une logique à ne pas négliger
Ces piliers juridiques et éthiques de nos sociétés modernes, auxquels nous devons un développement économique sans précédent dans l’histoire de l’humanité, sont malheureusement aujourd’hui fragilisés par de nombreuses attaques. Ces attaques ne sont pas nécessairement frontales, elles naissent le plus souvent d’un désir d’améliorer les situations – ce qui est en soi louable tant il est vrai qu’aucun système n’est parfait, mais il n’en demeure pas moins qu’en affaiblissant ces piliers on s’éloigne le plus souvent de la solution. C’est, il me semble, ce qui caractérise l’évolution des débats contemporains qui visent à « construire un monde nouveau » en oubliant le chemin emprunté par nos prédécesseurs. C’est ce chemin, qui repose sur l’utilisation de la raison et l’observation de la réalité, qu’il nous faut à présent retrouver pour une meilleure satisfaction de nos besoins, y compris environnementaux.