Publiée aux Presses Universitaires de Princeton, la biographie d’Alexis de Tocqueville a paru en langue française. Son auteur, Olivier Zunz, est professeur émérite d’histoire à l’Université de Virginie, l’un des fondateurs de la Tocqueville Review et président de la Tocqueville Society.
Divisé en onze chapitres strictement chronologiques bien que le plan ne soit pas annoncé, l’ouvrage, s’il n’atteint pas, même lointainement, l’élégance du style tocquevillien, se lit avec aisance. L’auteur a mobilisé toutes les sources disponibles, à commencer par les dix-huit tomes de ses Œuvres complètes, pour écrire une biographie précise, même s’il se perd parfois dans les détails au détriment de l’essentiel.
Compte tenu de la masse des livres sur le sujet, le biographe vise toujours à l’originalité. En l’occurrence, la clef en est donnée – partiellement – dans le sous-titre. L’objet essentiel est d’étudier l’entrelacement de la liberté et de l’égalité dans les démocraties modernes, qu’il s’agisse de leur avènement ou de leur fonctionnement. Les rapports entre égalité et liberté scandent effectivement la biographie (voir particulièrement pp. 139-140, 144, 152, 219, 331, 375 et 380). Une originalité toute relative, on en conviendra.
L’autre originalité de la biographie est de scruter la genèse des deux grandes œuvres de Tocqueville : De la démocratie en Amérique en ses deux volumes parus en 1835 et 1840, et L’Ancien Régime et la Révolution, dont le premier, et malheureusement seul, volume fut dévoilé en 1856. Hélas, l’étude des recherches et de l’écriture des grands ouvrages jure avec la superficialité de l’étude des œuvres définitives !
Il ressort du portrait dessiné par l’auteur que Tocqueville, s’il fut un légitimiste nostalgique qui ne manquait pas d’insister lourdement sur l’importance du rôle du catholicisme, n’en était pas moins un démocrate sincère. Rien là de très original là encore, souligneront force lecteurs.
Nous formulerons surtout deux critiques majeures de ce Tocqueville, fruit d’un important travail de recherches et de synthèse.
D’abord, Olivier Zunz ne marque pas la différence entre démocratie et république, particulièrement dans ses développements sur l’expérience des Etats-Unis. Si bien que ses propos ne sont parfois que faussement limpides et que les leçons à tirer de l’œuvre de Tocqueville apparaissent rien moins qu’évidentes.
Ensuite, et ce point est lié au précédent, cette biographie apparaît conceptuellement très faible. L’auteur ne rechigne pas à citer doublement Tocqueville qui se définissait en 1836 comme un « libéral d’une espèce nouvelle » (pp. 173 et 201), de même que l’homme politique se présente en 1842 à ses électeurs comme « libéral et rien de plus » (p. 236). Lui qui confiait une année plus tôt que seul le « parti libéral » lui conviendrait mais que, malheureusement, il n’existait pas (p. 225).
Cependant, Olivier Zunz ne tente même pas d’expliquer ces vagues déclarations. D’autant que la conception du terme « libéral » semble bien extensible dans tout le livre. En effet, l’auteur parle des « réformes libérales de Decazes » (p. 25), d’une « expérience de réforme libérale de l’Université » par les doctrinaires au début de la Restauration (p. 29), de l’aspiration de Royer-Collard à «un libéralisme débarrassé de la violence révolutionnaire » (p. 160), des idées libérales qui animaient autrefois Guizot (p. 199), qualifié de libéral « de l’ancienne espèce » (p.220), d’un «gouvernement libéral modéré» après les élections d’avril 1848 (p. 303)… ou encore du « libéral Félix Dupanloup » (p. 352). Tout cela verse dans une coupable confusion.
Olivier Zunz n’hésite pas à soutenir que l’impérialisme trouvait des adeptes dans les cercles libéraux (p. 279), si bien que les idées colonialistes de Tocqueville, par ailleurs fortement nationaliste en tant qu’homme politique ce qui apparaît problématique pour un prétendu libéral, ne se distinguaient pas par leur originalité en la matière (pp. 205 s.). Or, si, à la fin du XIXe siècle, Paul Leroy-Beaulieu se fera le chantre de la bonne colonisation française, d’ailleurs en contrepoint du mauvais impérialisme américain, Frédéric Bastiat – jamais cité dans l’ouvrage – avait expliqué sans ornières pourquoi un libéral digne de ce nom ne pouvait être colonialiste, non seulement en raison de l’évidente violation des droits des colonisés mais encore en raison de la violation des droits des individus des pays colonisateurs, victimes de quelques gouvernants, fonctionnaires et individus intéressés à l’emprise coloniale au détriment de tous les autres.
Si Tocqueville apparaît comme un immense sociologue, si ses ouvrages demeurent une inépuisable source de réflexions, il n’en demeure pas moins que la « pureté » du « libéralisme » tocquevillien apparaît rien moins qu’adamantine au regard de celle de Benjamin Constant, au demeurant très peu cité dans la biographie, et plus encore de celle de Frédéric Bastiat. Il est tout aussi indéniable que Tocqueville a approfondi une dimension toute politique de la liberté en ayant tendance à traiter avec un aristocratique mépris sa dimension économique. Ainsi jamais n’aurait-il écrit comme son contemporain d’origine suisse qu’il recherchait « la liberté en tout ». Olivier Zunz rappelle l’analyste tocquevillienne du « paupérisme » en Angleterre, une expression pourtant absurde dont les libéraux autrichiens feront plus tard litière (pp. 169 s.). En revanche, il fait plus que survoler le « discours sur le droit au travail » de 1848 (pp. 309-310). Discours moins libéral qu’il ne constitue une attaque très remarquable contre le socialisme sur fond de libéralisme, certes, mais aussi d’un conservatisme empli de catholicisme.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Raymond Aron fera de l’œuvre de Tocqueville l’une des grandes étapes de la pensée sociologique. On y retrouve un même scepticisme, une même nostalgie et en définitive beaucoup de conservatisme.