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Entre « Ceux de 14 » et ceux de 2021 : une montagne de paperasses

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« Attestation de déplacement dérogatoire durant les horaires du couvre-feu », « Attestation de déplacement et de voyage », « Justificatif de déplacement professionnel », « Guide relatif au fonctionnement des écoles et établissements scolaires dans le contexte Covid-19 », « Protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de Covid-19 »…
Nous pourrions continuer longtemps la liste avec, par exemple, les kits de lutte contre la Covid-19 élaborés par le ministère du travail : il en existe pour les bouchers-charcutiers-traiteurs, le travail en pharmacie, en drive, en caisse, en animalerie, en boulangerie, dans un commerce non alimentaire, etc.
Nous pourrions évoquer le « Guide phase 1 de l’organisation de la vaccination contre la Covid-19 en EHPAD et USLD » (45 pages). Nous pourrions aussi traiter des formalités et du formalisme dont sont assorties les demandes de prêt garanti par l’État (PGE), de report des échéances sociales et fiscales, de remise d’impôts, d’aide du fonds de solidarité, de mise en place du chômage partiel, etc.

Nous pourrions aussi lire ou relire l’ouvrage, célèbre, de Maurice Genevoix, « Ceux de 14 ». C’est ce que nous avons fait à l’occasion de l’entrée de l’écrivain au panthéon le 11 novembre dernier. Mais quel rapport entre la Grande guerre et la pandémie actuelle ?

Même si le président Macron a déclaré « Nous sommes en guerre » – toujours les grands mots ! – nous ne désirons aucunement comparer ce que nous vivons aujourd’hui à ce qu’ont vécu les poilus. Ce serait indécent. Et si bien des choses nous séparent de « Ceux de 14 », une nous rassemble : la paperasserie.

Ordres et contrordres

Début mars 1915, le lieutenant Genevoix prend le commandement de la 5e compagnie de son régiment. Il prend alors la mesure de ce qui l’attend : « Un océan où je perds pied, suffoqué, sans rivage entrevu. Que de paperasses, que de rapports, que de notes, que d’états ! Une étiquette sur tout, et tous les jours : sur les biscuits, sur les boîtes de singe, sur les cubes de potage salé, sur les cartouches, sur les hommes. Et ça change tous les jours ! Et ça recommence tous les jours ! » (p. 787) .

Après plusieurs jours passés au front, la compagnie est relevée le 17 avril. L’ordre reçu précise : « À la relève, chaque homme devra être porteur d’un sac, équipement complet et fusil, sous peine de conseil de guerre… ». Les hommes étaient épuisés ; leurs pieds étaient gelés, « pourris » ; leurs corps ployaient sous le poids du sac. Mais il fallait marcher encore et encore, près de 20 kilomètres, pour rejoindre le cantonnement. Dans la boue : « Nos pieds étaient si lourds, enveloppés d’une gangue énorme et collante, que nous basculions à chaque pas, bizarrement déséquilibrés… ». Beaucoup d’hommes n’iront pas jusqu’au bout et mourront au bord de la route. D’autres « laissaient tomber leur sac, en retiraient leurs lettres, le cachaient derrière un buisson. Ils disaient : ‘Je reviendrai le prendre ce soir, ou demain quand je pourrai. Et merde pour le conseil de guerre !’ » (pp. 829-830).

Conseil de guerre et condamnations à mort

Vauthier, un des soldats de la compagnie, est blessé d’une balle en janvier 1915. Pour la deuxième fois. « On va encore dire que j’ l’ai fait exprès » dit-il. Vauthier fait allusion au fait qu’avec deux de ses camarades de combat, blessés comme lui en septembre 1914, après avoir mis leur pansement individuel sur leur blessure, ils s’étaient dirigés vers l’ambulance « sous l’orage, à travers le champ de bataille mugissant » sans billet signé. Genevoix précise : « On n’a pas pu prouver qu’ils étaient mutilés volontaires : on ne les a condamnés qu’à un an de prison ».

Alors quand il est de nouveau blessé, Vauthier veut prendre ses précautions : « Il y aura cette nuit quatre mois que j’ai reçu ma première balle, à Rembercourt. J’n’ai pas envie qu’on m’remette les menottes, qu’on m’fasse retraverser Bar entre deux cognes à cheval, et qu’les juges du Conseil, en m’insultant, m’condamnent encore à un an d’prison… Cette fois, mon lieutenant, vous m’donnerez un billet signé » (pp. 625-626).

D’autres n’ont pas eu cette « chance » et ont été fusillés, tel Marcel Loiseau, accusé lui aussi de mutilation volontaire devant l’ennemi par son commandant de compagnie et condamné à mort pour « abandon de poste en présence de l’ennemi » par le conseil de guerre. Pudiquement, Genevoix écrit : « On vient de fusiller un des nôtres » (p. 267).

Car l’État-major semble obsédé par les « mutilés volontaires ». C’est pourquoi, en pleine pluie d’obus, Chabredier, le sergent-major de la compagnie, pointe les blessés sur son calepin en prévision de « l’état des pertes » à remplir et « à annexer au rapport bi-quotidien ». Il interroge : « Tes prénoms… Ta date de naissance… Ton recrutement… Dans quelles circonstances as-tu été blessé ?… Il tient une grande feuille à la main, un questionnaire interminable, et il écrit tout en parlant, les doigts noués de crampes […]. Pourquoi n’étais-tu pas dans la galerie-refuge ? C’est la dernière question, la plus grandiose. Lorsqu’ils l’entendent, les blessés sourient pâlement ». Ils ne savent que répondre. Alors le sergent-major, magnanime, dit : « Je mettrai : besoins du service » (pp. 792-793).

Des « gendarmes odieux »

Comme aujourd’hui quand elle sanctionne ceux qui dépassent le couvre-feu de quelques minutes (sans arriver à empêcher ni à disperser une rave party en Bretagne), la maréchaussée de 1915 est mobilisée pour « traquer les soldats dans les débits du cantonnement ». Genevoix n’a pas peur d’écrire que les gendarmes « sont odieux ».

« Qu’un soldat passe par les jardins et se glisse dans l’arrière-boutique d’un bistrot, s’il y trouve un gendarme aux aguets, ce gendarme-là est odieux. Il ‘signale’ le soldat, le fait ‘mettre dedans’, et il est encore plus odieux ».

Le lieutenant Genevoix en fait lui-même l’amère expérience. Il raconte comment, pendant le repos de sa compagnie, il s’est rendu à Verdun dans la carriole des sœurs Viste qui tenaient un bistrot avec leur mère. Il n’avait pas d’autorisation pour cela. « Il y avait là un gendarme, un capitaine. Ce n’est pas vers moi qu’il est venu : il a attendu que j’eusse disparu, a rattrapé en courant les deux sœurs, les a menacées, terrorisées, tant qu’elles ont dû lui dire mon nom et mon régiment. Elles en ont pleuré toutes les deux ; elles m’en ont demandé pardon. Pauvres gosses ! Cela m’a valu un rapport du capitaine-gendarme, huit jours d’arrêts du gouverneur, l’indulgence amusée du général, celle du colonel Boisredon, les félicitations des camarades : nous avons bu à mes huit jours d’arrêt un panier de bouteilles de champagne ».

Il ajoute : « Un gendarme qui faisait son métier, qui obéissait aux consignes… Il faut être ‘strict’, en temps de guerre. C’est la guerre qui est responsable, qui jette la prévôté aux trousses des soldats en vadrouille, et qui met au cœur des soldats cette haine contre leurs persécuteurs, contre ‘les cognes’ » (pp. 831-832).

Est-ce donc cela la France éternelle ? Non pas la ligne bleue des Vosges, horizon des poilus de la Grande guerre, mais cette montagne de « paperasseries » qui, chaque jour, grandit davantage !

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