Les Russes n’ont pas inventé les forces militaires privées et irrégulières. Les souverains de tout temps y ont eu recours et ont appris à les craindre.
Dirigée par Evgueni Prigojine (Cet article a été rédigé quelques jours à peine avant la mort d’Evgueni Prigojine. Nous le publions sous sa forme originale car la mort de ce dernier n’enlève rien à la pertinence de l’analyse. Bien au contraire), membre de longue date du cercle privé du président russe Vladimir Poutine, la Wagner Private Military Company (PMC) est au départ une organisation de mercenaires financée par l’État, mais gérée par le secteur privé. A ce titre elle avait à la base accès aux infrastructures de formation et d’entrainement du Ministère Russe de la Défense ainsi qu’à ses armes. Le personnel de Wagner a d’abord été recruté parmi les vétérans des meilleures unités militaires d’élites russes. Plus récemment, la force Wagner a intégré dans ses rangs des milliers de criminels jusque-là emprisonnés.
Le groupe a fait sa première apparition lors de la prise de contrôle de la Crimée par la Russie en 2014 et de la violente sécession du Donbass. Son bilan sur le terrain a été mitigé. Depuis, Wagner a été actif en Afrique, avec plus ou moins de bonheur pour ses commanditaires, mais en gagnant de l’argent et des concessions lucratives auprès de gouvernements qui cherchaient une force militaire privée et loyale – loyale parce que payée. Ses unités se sont par la suite rendues en Syrie – dont le Président assiégé en 2015 était soutenu par Moscou–, puis en Libye, en République centrafricaine, au Mali et au Mozambique (et, avec des effectifs plus réduits, dans d’autres pays). Toutefois, en termes de puissance et d’impact militaire, c’est avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie que la milice de M. Prigogine a connu son expansion la plus notable.
L’insubordination de Wagner ?
Aussi proche que soit M. Prigogine du Kremlin, il y a toujours eu une tension hargneuse entre Wagner et l’armée régulière russe. En juin dernier, à la surprise générale, les combattants de Wagner abandonnaient le front Ukrainien pour rouler à vive allure vers Moscou. S’agissait-il d’une tentative de coup d’État, d’une simple démonstration de force ou d’autre chose encore, nous n’en savons rien. Toujours est-il que la « marche pour la justice » — pour reprendre le nom que M. Prigogine a donné à cette opération–, s’est arrêtée avant d’atteindre la capitale pour des raisons elles aussi obscures. Après quoi, la tension s’est dissipée grâce aux bons hospices d’Alexandre Loukachenko, le dirigeant de la Biélorussie inféodé au Kremlin, qui a joué un rôle de « médiateur » – on ne sait pas très bien entre qui et qui – et offert asile à M. Prigogine et Wagner.
Comme par miracle, les dirigeants de Wagner semblent avoir retrouvé de bons rapports avec le Kremlin. Ces derniers jours les hommes de Wagner campent à proximité des frontières de la Lithuanie, de la Pologne et de l’Ukraine, constituant ainsi une nouvelle menace pour les voisins de la Biélorussie affiliés à l’OTAN.
Armées privées et irrégulières : rien de nouveau sous le soleil
 Le recours à des armées irrégulières et privées est tout sauf nouveau. Durant des siècles, les souverains ont recruté chevaliers, régiments privés, organisations paramilitaires ou, plus près de nous, des entreprises dites « de sécurité » pour accomplir leurs volontés.
Ces mercenaires peuvent former des troupes à usage spécial, telle la Légion étrangère française créée en 1831 pour enrôler des étrangers dans l’armée française. Depuis sa création, la Légion a attiré des aventuriers du monde entier en leur offrant une bonne paie, l’immunité légale, l’excitation du combat et la camaraderie. Les légionnaires y ont trouvé ce qu’ils cherchaient alors que l’Afrique du Nord et le Sahel traversaient des périodes turbulentes durant un siècle de colonisation et aujourd’hui encore alors que la situation demeure fragile.
Nous pourrions également évoquer un épisode bien plus ancien avec le génois, Giovanni Giustiniani, noble et mercenaire. Avec les 700 recrues qui étaient sous son commandement, il a acquis à jamais dans le monde chrétien la renommée d’un homme habile et généreux en défendant—finalement, sans succès– la ville de Constantinople durant le siège de 1453.
De la même manière, l’ère élisabéthaine a donné naissance aux fascinants « corsaires » britanniques ; des pirates mandatés par Londres qui pillaient les navires espagnols transportant des objets précieux en provenance des Amériques et commettaient viols, pillages et meurtres dans les colonies espagnoles des caraïbes. Curieusement, l’Angleterre connaissait à cette même époque une renaissance culturelle, un âge d’or de la poésie, de la musique et de la littérature. C’est l’époque où William Shakespeare couchait sur le papier ses sonnets et pièces immortels. La culture s’épanouissait dans un État qui repandait la terreur à l’étranger, tout comme le régime de Téhéran soutient aujourd’hui la terreur.
Cette piraterie offrait des avantages stratégiques à l’Angleterre et remplissait les caisses royales. Jusqu’au XVIIIe siècle, la guerre était un business. Des particuliers recrutaient et équipaient des régiments avant de vendre leurs services aux puissances européennes.
A travers l’Histoire et aujourd’hui encore, les dirigeants ont également eu recours à des forces privées pour assurer leur sécurité personnelle et, si nécessaire, défendre leur pouvoir. Certains dirigeants africains se sont appuyés sur Wagner plutôt que sur leurs armées et leur appareil de sécurité pour se procurer ce type de services. Les points chauds du Sahel, en particulier, offrent un habitat idéal pour les aventuriers. L’instabilité est d’origine locale, mais Wagner en profite, indépendamment des ambitions géopolitiques de Moscou.
Le revers de la médaille
Cependant, les mercenaires payés pour garder le chef d’un État peuvent devenir dangereux et menacer leur maître lorsqu’ils sont mécontents. Les Janissaires, un corps d’élite Ottoman, tuèrent un sultan en 1622 et se révoltèrent contre un autre en 1826 après que les souverains eurent l’ambition de contrôler et, finalement, d’anéantir leur corps. Dans la Rome antique, la Garde prétorienne fut impliquée dans l’ascension et la chute sanglante de nombreux empereurs. Mais les hommes politiques pourraient eux aussi ordonner l’élimination des chefs de groupes mercenaires si ces derniers venaient à devenir trop puissants [NDR : écrit avant la mort de Prigogine].
Le risque est élevé des deux côtés. Ce n’est pas un hasard si la Suisse, qui a fait de l’exportation de combattants et de gardes l’un de ses métiers les plus prospères entre le XVe et le XVIIIe siècle, l’interdit aujourd’hui. La seule exception encore autorisée pour les hommes suisses est de rejoindre la garde papale au Vatican.
Dans une perspective historique, Wagner est donc loin d’être une invention russe, et sa volatilité n’est pas surprenante. Son rôle dépend de l’endroit où il opère. En Afrique, il se comporte comme une entreprise de mercenaires qui fait des affaires, enrichissant la Russie et les responsables du groupe. En Russie—et plus récemment en Biélorussie–son rôle est plus ambigu : une armée personnelle au service de MM. Poutine et Loukachenko ? Peut-on imaginer Wagner attaquer un pays de l’OTAN permettant ainsi à Minsk et Moscou de nier être à l’origine de l’agression ? Les deux dirigeants pourraient dire que les combattants irréguliers ont échappé à tout contrôle : récemment, M. Lukashenko a averti Varsovie que cela pourrait bien se produire.
Malheureusement, l’histoire de Wagner va continuer à se développer et nous pourrions assister à une renaissance mondiale des forces armées non étatiques. Leur utilisation permet aux commanditaires de se soustraire à leur responsabilité politique. À une époque où le public peut suivre de près les conflits militaires grâce aux médias modernes, les gouvernements craignent la réaction populaire face aux cercueils arrivant de la zone de combat. Les dirigeants veulent donner l’illusion que les victimes ne sont pas « nos garçons » et que ceux qui sont mutilés et tués ne sont pas des frères et des fils. Cela peut paraître cynique, mais la guerre est ainsi.
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