L’un des piliers d’une réforme libérale est la réduction des dépenses publiques. Mais on ne peut, comme l’ont fait de nombreux « gilets jaunes », réclamer à la fois cette réduction et souhaiter davantage de services publics. Pourquoi d’ailleurs tant de services publics, d’administrations, de fonctionnaires dans notre pays ? C’est, dit-on, parce qu’ils sont indispensables pour produire des biens publics. Je propose de prendre la séquence à l’envers. Existe-t-il des biens publics [[Le concept de bien public n’a rien à voir avec celui de bien commun, ensemble des conditions qui permettent l’épanouissement de l’individu, son accomplissement en tant que personne, au sein de la société. Le bien commun, n’a d’ailleurs rien à voir avec l’intérêt général, dont le théorème d’Arrow a démontré la vacuité. Mais, dans le discours politique, on mêle imprudemment, parfois volontairement, bien public, bien commun et intérêt général : autant de piliers de la « justice sociale ».]] ? La théorie économique n’en repère que très peu – au contraire semble-t-il de la science politique ou juridique. S’il y a peu de biens publics, nul besoin d’autant de services publics ; ils n’existent qu’à titre subsidiaire. D’ailleurs les biens publics doivent-ils être produits par des monopoles publics ? Il va de soi que réduire la sphère des services publics c’est obligatoirement diminuer les dépenses publiques payées par l’impôt et autres prélèvements obligatoires. Je crois donc nécessaire de remonter à la source des dépenses publiques : les biens publics.
1. Biens publics et biens marchands
La théorie économique oppose biens publics et biens marchands. La valeur d’un produit (bien ou service) marchand est fixée par contrat dans le cadre d’un échange volontaire [[La comptabilité nationale calcule le PIB (produit intérieur brut) en y incluant le PIB « non marchand ». Par exemple si les administrations embauchent des fonctionnaires ou augmentent leurs traitements, le PIB augmente, le pays s’est enrichi. Mais de combien ? Du montant de cette dépense nouvelle ! Le PIB non marchand représentait en 2017 en France 21% du PIB (la moyenne pour les pays de l’Union Européenne étant à 17%).]]. Le plus souvent cet échange est monétaire, puisqu’un prix s’exprime plus facilement en monnaie.
Mais, disent les critiques de l’économie de marché, l’échange a-t-il été volontaire et le prix a-t-il été juste ? Les socialistes prétendent que l’échange est souvent inégal, parce que les parties sont inégales : l’un est plus riche, plus puissant, mieux informé que l’autre[[L’échange inégal est un sous-produit de la thèse marxiste de l’impérialisme et concerne les relations entre pays développés et tiers monde, (Cf. Arghiri L’échange inégal, Maspéro 1969). Aujourd’hui c’est surtout la thèse de l’asymétrie d’information qui a séduit beaucoup d’économistes, à la suite des travaux d’Akerlof (« The Market for Lemons », Quarterly Journal of Economics, Vol 84, n°3, 1970). Evidemment les critiques apportées à l’échange marchand rejettent la théorie de la subjectivité des échanges et des prix.]]. Ainsi les critiques adressées à l’économie de marché appellent-elles naturellement le recours à l’économie dirigée.
Mais la théorie économique admet aussi que l’économie de marché a ses limites, mais pas du fait de l’inégalité des parties : du fait de l’inexistence des parties, de l’impossibilité d’un contrat. Un bien public est public parce que l’acquérir par contrat est impensable. En effet l’échange suppose la propriété des biens échangés, et l’identification des propriétaires, et ce n’est pas possible pour certains produits. Pour quelles raisons ?
Res ullius res nullius
Les économistes de l’école des droits de propriété [[La théorie économique des droits de propriété (Armel Alchian et Harold Demsetz) se distingue de la théorie juridique qui voit dans la propriété une relation entre une personne et une chose (usus, fructus, abusus). Le droit de propriété concernerait plutôt les relations entre personnes à propos d’une chose. Cf. “Property Rights and Economic Theory: A Survey of Recent Literature”, Eirik G. Furubotn et Svetozar Pejovich, Journal of Economic Literature, Vol. 10, No. 4 (Dec. 1972)]] repèrent au moins deux caractéristiques de ces biens : non-excluabilité et non-rivalité. Excluabilité : nul autre que le propriétaire n’a l’usage, le fruit et la disposition du bien. Par contraste ce qui est à tous n’est à personne. Rivalité : si quelqu’un tire avantage du bien il en prive quelqu’un autre. Par contraste tout le monde peut profiter d’un bien sans empêcher les autres d’en jouir également, la consommation des uns ne diminue pas la consommation des autres. Dans des conditions normales l’air pur n’est pas marchand : tout le monde le respire et il y en a pour tout le monde. Peut-on empêcher des spectateurs de voir un feu d’artifice tiré devant la Tour Eiffel ? Il va émerveiller des dizaines de milliers de Parisiens, dont on ne relève pas l’identité. La défense nationale est globale, elle protège toute la population, y compris les antimilitaristes. Voilà donc des biens non marchands : on ne peut fractionner ni leur production ni leur consommation.
Renoncer aux besoins ?
A priori, les informations indispensables à la conclusion d’un marché n’existent donc pas, ou sont trop onéreuses à obtenir. D’un côté le producteur ne peut pas identifier les consommateurs de biens publics, donc il ne peut pas les faire payer. D’un autre côté, le consommateur n’a aucune raison de payer pour un bien public qui est accessible à tous (c’est un comportement de « free rider » : laissons les autres payer). Les situations et exemples évoqués ont pour conséquence inéluctable que le bien ou le service risque de ne jamais exister, alors même qu’il répond à un besoin réel d’une population, qui ne pourrait s’en passer : besoins d’air, de fête, de sécurité. Aucun entrepreneur marchand ne tenterait la production d’un tel bien qui ne serait payé par personne, et qu’il devrait fournir à tous.
Là où l’entreprise et le marché défaillent, quelqu’un doit donc intervenir, et prendre en charge cette production, en faisant payer de force tout le monde. Mais qui peut se permettre d’instaurer un prélèvement obligatoire, sinon l’Etat ou quelque autre organe public disposant du pouvoir de coercition ? Les biens deviennent ainsi publics, puisqu’en principe la puissance publique a les moyens d’obliger tout le monde à leur création et à leur gestion. Le bien public est ainsi « nationalisé ».
2. Quand les biens publics deviennent marchands
La dénationalisation est-elle pour autant impensable ? Si les socialistes ont tendance à prendre prétexte des biens publics pour élargir la sphère de la puissance publique, le prétexte est fragile.
Bien public et information
L’exemple du feu d’artifice est révélateur. D’une part il y a un marché non pas pour les Parisiens, mais pour tous ceux qui veulent avoir le plaisir de regarder le feu d’artifice sur leurs écrans de télévision. Et la retransmission télévisée peut très bien être payante. Voici d’autre part une nouvelle affaire à considérer : en passant de la diffusion par ondes hertziennes à la diffusion par câble ou par télécommunication (satellite), on peut repérer le téléspectateur, identifier la qualité et la quantité des émissions qu’il consomme. On peut alors lui facturer une prestation, et lui couper l’émission s’il refuse de payer : le bien naguère public (TV classique) est devenu bien marchand, et la redevance forfaitaire (payée avec l‘impôt sur le revenu) devrait laisser place à un abonnement ou à une facturation à l’unité.
Un autre exemple va dans le même sens : les routes peuvent devenir payantes si on installe des bornes qui enregistrent le passage d’un véhicule lui-même équipé d’une puce électronique (c’est ainsi que les péages d’autoroutes n’existent plus en Autriche ou d’autres pays). Ces exemples montrent que le classement d’un bien comme public est une question de fait et qu’il existe un lien étroit entre bien public et information.
Par conséquent, tout changement dans les techniques d’information peut transformer un bien naguère public en bien marchand. La défense « nationale » aura-t-elle encore un sens du jour où la précision de la cible des armes aura atteint celle d’un décimètre ?
Les externalités
Se poser cette question c’est relativiser le concept « d’externalités » popularisé jadis par A. C. Pigou pour décrire les effets indirects des actions humaines, effets qui ne pourraient pas être pris en compte [[Pigou, A. C. (1920), The Economics of Welfare. Macmillan. On lira avec intérêt l’article de Jean Pierre Centi, « Droits de propriété et coûts de l’échange : Ronald Coase revisité » dans Le Journal des Libertés Vol.1 n°2, Automne 2018.]]. Les externalités demeurent l’un des arguments majeurs des socialistes pour critiquer l’économie de marché : le prix d’un bien ne pourrait intégrer les effets négatifs ou positifs de la production et de la consommation du bien considéré. Mais en revanche la puissance publique serait capable d’explorer ce qui échappe à la connaissance et au calcul de l’entrepreneur. Voilà aussi une autre légitimation du « principe de précaution » inscrit dans notre Constitution : quand on ne sait pas calculer les externalités il ne faut rien faire. C’est une extraordinaire prime à l’immobilisme ou, plus précisément, c’est une justification de l’extension des interventions de l’Etat, allant jusqu’au monopole du changement. Seul l’Etat connaîtrait le vrai progrès.
Cette présomption est futile et fatale. Futile parce que l’importance et la rapidité avec lesquelles se diffusent les techniques d’information permettent de mesurer ce qui naguère était incommensurable. Fatale parce que l’acharnement contre l’économie de marché conduit à l’Etat totalitaire : tout devient public, et disparaît la liberté d’entreprendre, d’échanger, de contracter.
3. Quand les biens marchands deviennent publics
Paradoxalement, en dépit du progrès technique, la liste des biens publics n’a cessé de s’allonger en France : les arguments socialistes ont convaincu. Ils ont même un regain de célébrité avec l’importance portée désormais aux biens environnementaux [[Cf. infra p. 90.]].
Biens publics par décret
On a en France l’habitude de parler de transports « publics » Seraient-ils par nature différents des voyages de « particuliers » ? Certainement pas. C’est en fait que le voyageur ne paye pas, ou pas entièrement, son voyage. Mais quelqu’un d’autre paye pour lui. Le prix du ticket de train ou de métro est diminué parce que le transporteur est subventionné par quelque administration publique. Le transport n’est public que par le mode de paiement. Il n’est pas un bien public par nature, d’ailleurs dans plusieurs pays ou plusieurs villes, c’est la totalité du prix qui est payée par le voyageur. Le transport est par nature « marchand », c’est une intervention publique qui l’a voulu public. Ce qui est vrai pour le transport l’est aussi pour de nombreux autres services (entre autres l’enseignement, le spectacle, les soins) voire même pour certains biens (énergie, armement, infrastructures routières). C’est donc finalement une décision politique qui fixe la frontière entre le public et le marchand.
Cette décision procède d’un choix entre le collectif et l’individuel, même dans les pays dits libres. Quand les considérations électorales entrent en jeu, progressivement s’installe l’idée que ce qui est public est généreux, ce qui est privé est égoïste voire injuste. La philosophie égalitariste est à l’œuvre : n’est-il pas normal qu’au sein de la société toute personne puisse vivre décemment, accéder aux mêmes droits que les autres ? Les droits ne sont-ils pas « sociaux », les besoins à satisfaire ne peuvent-ils être décrétés et organisés par les pouvoirs publics ?
C’est sans doute ce qui explique le succès des biens publics en France, un pays dont Tocqueville avait découvert le vice majeur : la jalousie. Un pays où chacun passe son temps à regarder « le jardin du voisin » [[Titre de l’ouvrage de Jean Fourastié et Béatrice Bazil Le jardin du voisin. Les inégalités en France, Livre de Poche,1980.]]. Qui pourrait être exclu d’un voyage parce qu’il n’en aurait pas les moyens ? Qui ne pourrait aller à l’école faute d’argent ? Ni aller au théâtre, ni visiter un musée, et, évidemment, ni se faire soigner.
Egalitarisme et Etat Providence
L’inconvénient de l’égalitarisme est qu’il nivelle peut-être les conditions – bien qu’en république socialiste certains s’arrangent pour être plus égaux que d’autres –, mais qu’il est négation de la responsabilité et de la propriété. De la responsabilité puisque le lien entre la satisfaction des besoins et la contribution aux besoins des autres est rompu, la référence au travail, à l’épargne, à l’entreprise est effacée. De la propriété parce que ceux qui ont créé et servi la communauté par leurs initiatives sont spoliés pour pouvoir financer la « solidarité » à travers les transferts imposés par la puissance publique. Tout est évidemment bien résumé par la formule de Bastiat : « l’Etat c’est la grande fiction sociale à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » [[Frédéric Bastiat cité in Jacques Garello, Aimez-vous Bastiat, Romillat, 2001 p.16.]].
Voilà comment les biens marchands sont devenus biens publics avec l’assentiment général, ceux qui sont spoliés devenant à leur tour des spoliateurs pour compenser le dommage qu’ils ont subi. C’est la « spoliation réciproque » [[L’expression est de Montchil Karpouzanov (Université Américaine, Bulgarie), colloque IREF Aix en Provence 24 mai 2019 : les groupes spoliés par l’Etat Providence recherchent à leur tour privilèges, subventions, etc.]].
Mais comment concilier l’existence des droits « sociaux » avec le droit commun et le plus fondamental, le plus humain des droits individuels, le droit de propriété ?
3 commentaires
Biens publics, services publics, dépenses publiques
Oui mais vous n’expliquez pas pourquoi la France a cette addiction : il y a une sorte de pacte tacite entre les dirigeants, une toute petite minorité dans notre pays car les décisions importantes sont toutes centralisées, et les citoyens : « Laissez-nous gouverner sans partage le pays et nous ne toucherons pas à vos avantages sociaux ». On achète la paix sociale à coups de dépense publique pour ne pas avoir à partager le pouvoir. C’est le coût de la centralisation. Mais aujourd’hui ce système est grippé. Alors j’ai une proposition à faire : redonner le pouvoir de décision à des conseils d’administration élus dans les caisses d’assurance-maladie et de retraite avec pour seule obligation d’être à l’équilibre des comptes et supprimer la loi de sécurité sociale et l’ONDAM, l’intervention du parlement, c’est à dire en fait de Bercy.
Biens publics, services publics, dépenses publiques
Le problème est toujours le même: trop d’Etat!
Mais alors que faire des 6,5 millions de fonctionnaires?
A mon sens il n’y a qu’une seule issue possible: donner budget et pouvoir aux Régions (pas celles de Hollande!).
Dans ce cas la distance entre élus et peuple se rétrécie et du coup les Politiques redeviennent responsable car ils auront des comptes à rendre à ceux qu’ils dirigent. Actuellement il est quasi impossible de toucher un ministre dans son palais doré, entouré de laquais. Ils ne se sentent pas ridicule quand ils vont « en région » et affirment avoir du vécu avec les gens. Surtout quand ils sont suivis par des dizaines de caméras…
Il faut renverser la table… et créer un état fédéral sur le modèle suisse!
Biens publics, services publics, dépenses publiques
« Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils le font plus mal et plus dispendieusement que nous «
Benjamin Constant