Depuis quelques mois, Thomas Piketty personnifie à lui seul l’ensemble du débat sur les inégalités. Mais depuis la traduction de son dernier ouvrage, la critique fuse. Les travaux du Financial Times (FT) s’attachent, pour la première fois, à mieux comprendre le modèle et le traitement statistique présentés dans le dernier ouvrage de Thomas Piketty. Ses conclusions vont à rebours des louanges qui ont jusqu’à présent été adressées à l’économiste français. Le quotidien anglais reproche notamment à la démonstration de Piketty de ne pas être soutenue par ses propres sources, suite à des erreurs apparentes dans la manière de traiter ses données.
Entre bricolages et approximations statistiques
Le FT reconnaît la difficulté à laquelle Piketty a dû faire face pour collecter toutes ces données, qui sont cependant très incomplètes pour les longues périodes. Le travail de retraitement statistique est donc immense si l’on veut éviter d’introduire des biais, qui pourraient mettre à mal l’argumentation. Or, c’est sans doute dans ce travers que tombe l’auteur du Capital au XXIème siècle.
D’abord, le FT note que Piketty a modifié, à de nombreuses reprises, les données sur lesquelles il a travaillé, sans préciser dans ses annexes techniques la nature de ces changements. Ces modifications sont courantes, car elles permettent d’ajuster certains paramètres au champ d’étude. Par exemple, concernant l’inégalité des revenus en France entre 1810 et 1960, les sources obtenues par l’auteur rendent compte de l’accumulation de richesses après le décès, et avant héritage. Si l’on veut observer les écarts de richesse entre les vivants, il faut reporter ces valeurs à la population encore en vie. Dans cet exercice, il est d’usage de modifier le poids de chaque variable avec une valeur (habituellement) constante. Il est donc surprenant que Piketty modifie l’échelle de cette constante pour l’année 1910, sans fournir aucune explication. Le FT rapporte que l’on retrouve les mêmes problèmes pour les données concernant les États-Unis et le Royaume-Uni. Dans son droit de réponse, Piketty affirme travailler à la consolidation de son annexe technique pour pallier ce manque.
Sur la base de ces données, l’économiste entend construire une série chronologique de l’inégalité des revenus dans trois pays européens : la France, le Royaume-Uni, et la Suède. En combinant les résultats, il obtient une seule valeur pour l’ensemble de l’Europe. Le problème, c’est qu’il utilise une moyenne arithmétique, c’est-à -dire que la démographie de ces trois pays étant ainsi considérée comme identique. Cette option est plus que contestable, « puisque cela donne à chaque Suédois un poids sept fois plus important qu’à un Français ou à un Anglais ». L’utilisation d’une moyenne pondérant le poids de la population eût été statistiquement plus juste. Par ailleurs, il est un peu abusif de nommer « Europe » un ensemble de seulement trois pays.
Parce que les données obtenues par Piketty sont incomplètes, il doit reproduire les données manquantes. Concernant les États-Unis entre 1910 et 1950, aucune des données n’ont pu être retrouvées par l’équipe du FT dans les sources publiées par Piketty. La seule information disponible est fournie par l’auteur dans ses tableaux Excel. Piketty fait l’hypothèse que la part des richesses détenues par les 10 % les plus riches sur cette période correspond à celle des 1 %, à laquelle il ajoute 36 points de pourcentages (en réalité, les 1 % détiennent 20 % de la richesse en 1950, les 10 % ont en leur possession 56 % des richesses) . Là encore, on ne sait pas sur quels critères ce choix a été fait, encore moins pourquoi cet écart est constant sur la longue période ! Cette façon de reconstruire les données n’est pas un cas isolé, le tableau suivant rapporte les données pour lesquelles la source est manquante ou peu claire.
Source manquante | Etats-Unis | France | Royaume-Uni | Suède |
10 % les plus riches (années) | 1810, 1870, 1910, 1920, 1930, 1940, 1950, 1970, 1980 | 1920, 1970, 2000 | 1810, 1870, 1910, 1950 | 1810 |
1 % les plus riches (années) | 1810, 1870, 1970, 1980 | 1920, 1970, 2000 | X | X |
Source : FT |
Enfin, Piketty utiliserait principalement deux méthodes pour estimer l’ampleur des inégalités de revenus. La première s’appuie sur les droits de succession, l’autre sur des sondages réalisés sur les ménages les plus riches. Les deux méthodes ont chacune leurs mérites, mais elles ne sont pas sans défauts. La première ne prend pas en compte les revenus après impôts, l’autre peut sous-estimer la richesse effective puisque la richesse est établie à partir d’une déclaration. Ces deux méthodes sont difficilement comparables entre elles, il aurait donc fallu que Piketty en choisisse une. Ce qu’il prétend d’ailleurs faire. Mais l’on s’aperçoit qu’il va utiliser la première méthode pour la période 1950-1970 aux États-Unis, puis la seconde pour ses données à partir des années 1980. Ces incohérences peuvent produire de larges biais statistiques.
Un accroissement des inégalités très limité
En réalité, une fois corrigée de ces erreurs, la tendance à la hausse des inégalités s’estompe, notamment pour les Etats-Unis et au Royaume-Uni. Outre-manche, elles ont même tendance à diminuer (cf. graphique ci-dessous, qui reproduit les principaux travaux sur les inégalités et les compare à ceux de Piketty).
Aux États-Unis, les données sur la richesse cumulée du premier décile sont simplement inexistantes entre 1870 et 1960. Mais peu importe, Piketty va en déduire une courbe de tendance. Concernant la richesse partagée par les 1 % les plus riches, les données sont beaucoup plus nombreuses. Piketty construit sa courbe à partir des travaux de Kopczuk-Saez, Wolff et Kennickel, dont les calculs ont été opérés à partir de méthodes différentes, difficilement comparables. Et, parmi ces auteurs, seul Wolff conclu à une légère augmentation des inégalités – 1 point de pourcentage entre 1960 et 2010. Piketty construit donc une série chronologique à partir d’études dont les modèles diffèrent de l’un à l’autre. Dans ce cas, comment ne pas croire qu’il ait utilisé les données qui l’arrangeait ? On peut faire la même observation à propos de la Suède et, dans une moindre mesure, de la France.
Ce camouflage statistique, selon le quotidien, pose des questions sur l’objectif initial de l’auteur du Capital au XXIème siècle. Car corrigés de ces « erreurs », les résultats obtenus par le FT montrent une toute autre version : les inégalités décrites par Piketty ne sont plus aussi flagrantes qu’il le prétend…
Les autres déterminants de la distribution de richesses
La critique du FT nous rappelle que l’analyse des statistiques sur la longue période a ses limites. Les conclusions de Piketty ne peuvent donc constituer une loi d’airain de la distribution future du capital au sein d’une société donnée.
Ce constat a deux conséquences. D’abord, il serait dangereux de mettre en place une politique publique sur les seules conclusions de Piketty. À ce titre, les recommandations de l’auteur – un impôt progressif mondial sur le capital – sont d’ailleurs à rebours des conclusions de nombreux économistes, notamment ceux des Prix Nobel Thomas Sargent et Edward Prescott. Ce dernier, a montré[[PRESCOTT Edward, Why do Americans work so much more than Europeans, Federal Reserve Bank of Minneapolis, July 2004.]], en effet, que le poids de l’impôt joue un rôle important dans l’incitation au travail, tout comme un impôt sur le capital aurait un effet négatif sur l’investissement.
Ensuite, si sa théorie ne relève pas d’un traitement rigoureusement scientifique – comme l’a démontré le FT–, les conséquences évoquées dans son livre sur le changement social s’en trouvent inversées ; la concentration des richesses n’est pas la cause directe des inégalités, mais seulement l’un de ses nombreux déterminants à un moment bien défini.
D’ailleurs, le sociologue Raymond Boudon insiste sur le fait qu’il « est hasardeux de chercher à établir des propositions empiriques de validité générale à propos du changement social[[BOUDON Raymond, La place du désordre, PUF, 1984, p. 38. ]]» . Autrement dit, les conclusions de Piketty ont plutôt un « caractère d’énoncés de possibilité plutôt que de lois ». Dans ce contexte, les facteurs exogènes et endogènes du changement social mettent en défaut les conclusions de l’économiste.
En aucune façon, il s’agit ici de se satisfaire des situations économiques et sociales des nombreux laissés-pour-compte, mais, on ne saurait tirer du modèle théorique de Piketty, des politiques publiques qui s’attachent uniquement à réduire les inégalités. Car cette vision des choses se limite à étudié la moitié du problème, en ignorant les effets de la mobilité sociale.