Peu d’ouvrages sur la situation politique actuelle aux États-Unis offrent une analyse aussi brillante et véridique que le dernier essai de Dinesh D’Souza, intitulé United States of Socialism (New York, All Points Books, 2020). Écrit avant la pandémie, il n’y est donc pas question des récentes émeutes urbaines qui ont secoué le pays l’été dernier. L’ouvrage éclaire cependant ces derniers événements de manière on ne peut plus opportune, avec une fraîcheur et une lucidité que l’on ne rencontre hélas que trop rarement, notamment dans certains médias maintstream pour lesquels couvrir « factuellement » l’actualité semble consister à saturer le public d’images et de commentaires sur essentiellement deux sujets : Trump et le Covid. D’Souza pratique, lui, une autre forme d’enquête journalistique : celle qui consiste à se tenir à distance des clichés médiatiques et de la doxa politico-journalistique ambiante, pour aller déterrer des faits souvent refoulés (car dérangeants) de la mémoire collective des « progressistes » américains.
Le phénomène que Dinesh D’Souza analyse là (l’émergence et le développement d’un socialisme dit « démocratique » aux États-Unis) est inédit dans la vie politique américaine. Certes, il y a eu dans le passé des figures du socialisme américain, telles Eugene Debs (1855-1926) et Norman Thomas (1884-1968). Il y a eu des progressistes comme Wilson, F.D. Roosevelt ou Lyndon B. Johnson. Mais on ne peut les comparer aux tenants du socialisme actuel, qui a cessé d’être marginal pour devenir partie intégrante du courant principal de la politique américaine – mainstream politics, comme on dit en anglais.
Le nouveau socialisme américain : au croisement du socialisme classique et du multiculturalisme
Longtemps, on a pu croire que le socialo-marxisme ne se trouvait aux États-Unis que chez certains universitaires d’extrême gauche. En 1906, le sociologue allemand Werner Sombart fit paraître un ouvrage resté célèbre, intitulé Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ? L’une des réponses données l’auteur était que le socialisme « s’était échoué sur les récifs du rôti de bœuf et de la tarte aux pommes ». Démentant la vision marxiste d’un affrontement entre le prolétariat et les capitalistes, les ouvriers américains ne se sont nullement vus comme des exclus du système économique américain : ils se déclaraient au contraire contents d’en faire partie, car ils savaient bien que c’était là l’ascenseur social le plus efficace qui fût. Le fait que les classes laborieuses fussent largement originaires d’Europe y était pour beaucoup : là où l’ancien continent s’était révélé peu propice à la mobilité socio-économique, l’Amérique faisait à leurs yeux figure de modèle incomparable.
Dinesh D’Souza insiste sur le fait que les électeurs qui votent démocrate appartiennent de moins en moins aux classes laborieuses, lesquelles sont bien conscientes des vertus du système capitaliste : elles ont compris qu’en dépit des inégalités de revenus, il n’existe pas d’antagonisme structurel ni de divergence d’intérêts fondamentale, comme Marx l’avait pensé, entre le prolétariat et les capitalistes. Prenant acte de cette réalité, les démocrates américains, poursuit D’Souza, ont tenté de construire un « nouveau prolétariat » : non plus un prolétariat économique, mais un prolétariat socio-culturel composé de minorités considérées comme foncièrement opprimées par le système en place. En segmentant la société suivant divers critères (origine ethnique, genre, orientation sexuelle, etc.), les « progressistes » américains se sont ainsi employés, argue D’Souza, à créer une sorte de « coalition de minorités opprimées ».
Œuvrant prétendument au nom de la « générosité » et de la « démocratie », cette stratégie vise en fait à juxtaposer les votes provenant de diverses minorités dans l’intention de constituer une
nouvelle majorité. Mettant en avant le principe de la « démocratie » et non celui de la « république », les nouveaux socialistes américains (incarnés non seulement par Bernie Sanders, mais aussi par la sénatrice Elizabeth Warren, ainsi que les représentantes Ilhan Omar, Rashida Tlaib et Alexandria Ocasio-Cortez – souvent appelée outre-Atlantique par ses initiales, AOC) entendent imposer à la société tout entière une nouvelle tyrannie de la majorité. S’inscrivant dans la tradition intellectuelle libérale de défiance vis-à -vis de l’exercice de la tyrannie au nom de la démocratie, tradition incarnée en France par un Benjamin Constant ou un Tocqueville – « Je regarde comme impie et détestable », écrit Tocqueville, « cette maxime qu’en matière de gouvernement, la majorité a le droit de tout faire »1 -, D’Souza met ainsi en lumière le dessein que poursuivent communément les représentants de ce nouveau socialisme aux États-Unis : élargir la démocratie de la politique à l’économie.
C’est ici qu’intervient le recours à l’argument « ethniciste ». Réécrivant l’histoire à l’aune de leurs propres préjugés idéologiques, les progressistes américains veulent imposer l’idée que le fruit du travail personnel des uns appartiendrait en fait à ceux qu’ils – ou que leurs ancêtres – auraient spoliés. D’où l’absence de condamnation ferme et sans équivoque, par certains liberals américains – liberal voulant dire en anglais américain le contraire de « libéral » en français – des émeutes urbaines et des pillages qui ont eu lieu ces derniers mois dans plusieurs villes des États-Unis. Mieux : les progressistes américains croient pouvoir retrouver une légitimité en proposant d’intervenir eux-mêmes au travers de l’impôt confiscatoire visant à détrousser les véritables producteurs et créateurs de richesses au profit de prétendues victimes du système socio-économique et du supposé « racisme systémique » de l’Amérique.
On le voit, les apôtres du social-étatisme américain ont une vision de l’économie et de la société en tout point contraire à celle qu’en avait Ayn Rand, dont l’illustre roman La Grève – Atlas Shrugged en anglais, paru en 1957 – pourrait se révéler quelque peu prophétique : Elon Musk n’a-t-il pas dernièrement choisi d’implanter sa nouvelle usine non pas en Californie, mais au Texas ? À ce propos, et à l’heure où certains plaident en Europe pour davantage d’intégration économique et fiscale au sein de l’Union, sachons reconnaître les mérites de pays comme les États-Unis, où existe la concurrence fiscale entre les États. C’est en effet le rêve de tout social-étatiste radical que d’éliminer toute concurrence fiscale entre pays ou États, dans la mesure où cela leur permet de taxer plus facilement la minorité de créateurs et d’entrepreneurs pour redistribuer la richesse créée à la majorité. En ce sens, les « nouveaux » socialistes américains ne sont pas si nouveaux que cela : ils reprennent en fait les buts du collectivisme paléo-socialiste consistant à « faire payer les riches » pour redistribuer « équitablement », dans un souci de « justice sociale », la richesse produite.
Ce qui est en revanche nouveau, ce sont les publics auxquels ils s’adressent ainsi que la rhétorique dont ils usent : une rhétorique multiculturaliste criminalisant le « mâle blanc américain » et faisant de lui la principale source de tous les maux dont pâtit la société américaine. Avec comme corollaire une parade infaillible : celle qui consiste à vouloir réduire au silence leurs adversaires en les traitant odieusement de « racistes » ou de « xénophobes », ou encore, comme l’a fait Hillary Clinton peu avant l’élection de 2016, visant une partie de l’électorat de Trump, de « pitoyables ».
Au reste, vouloir étendre la démocratie à l’économie tient de la supercherie. Comme le fait très justement remarquer DineshD’Souza, il est vain `de prétendre amener le peuple à « prendre le contrôle de l’économie »… pour la bonne raison qu’il en a en réalité déjà la maîtrise2. En effet, dit-il, nous votons en tant que clients ou consommateurs dans un système capitaliste non pas tous les deux ou quatre ans, mais tous les jours, par nos décisions d’achats et nos actes économiques. Le capitalisme, ajoute-t-il avec perspicacité, est un référendum permanent, avec des gagnants et des perdants. De ce point de vue, la vie économique dans un système capitaliste de marché libre est plus « démocratique » que la vie politique elle-même dans un système démocratique fondé sur le suffrage universel et les élections libres.
Vivre à l’époque du Covid-19 : un aperçu de ce que serait le « socialisme démocratique » à grande échelle plébiscité par les « progressistes » américains
Même si l’ouvrage de Dinesh D’Souza a été écrit juste avant la pandémie du Covid-19, il anticipe remarquablement ce que nous vivons depuis le mois de mars de cette année3 : une vie dans laquelle les libertés publiques ont été substantiellement restreintes, où le port du masque est obligatoire partout y compris quand vous marchez seul à l’extérieur, où vos voisins vous dénoncent parfois s’ils voient que vous êtes allés plus d’une fois par jour à la superette du quartier et où des drones sont parfois déployés pour surveiller l’espace public4. Des confinements, et même des reconfinements aveugles ont été décrétés, contraignant les salariés au « télé-travail », les étudiants et les professeurs au « télé-enseignement ».
Les commerces n’étant pas considérés comme « de première nécessité », les restaurants, les cafés ont été fermés, menaçant nombre d’entre eux de disparition. Ces mesures donnent parfois lieu à des situations bouffonnes : ainsi restaurants et cafés ont-il été contraints, avant de devoir fermer à nouveau leurs portes, de tenir un « cahier de rappel »… même dans le cas où deux pelés et trois tondus buvaient masqués leur expresso en terrasse à cinq mètres les uns des autres. Plus récemment, le gouvernement ayant estimé que les petits commerces, contraints à la fermeture, ne devaient pas être lésés par les grandes surfaces vendant des produits identiques, des rayons ont été condamnés dans les supermarchés. On peut par exemple acheter des chaussettes mais non des slips, ou inversement.
Pour Dinesh D’Souza, la vie sous le coronavirus n’est ni plus ni moins qu’un aperçu de ce que serait la vie sous le socialisme, avec ses rayons parfois vides, ses limitations sur les produits que l’on peut acheter et ses atteintes aux libertés fondamentales. La corrélation qu’il semble y a avoir eu lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis entre les intentions de vote et la manière de voter – sur place ou par correspondance – est sidérante : les électeurs votant républicain se sont déplacés en nombre le 3 novembre, alors que les électeurs votant démocrate ont massivement voté par correspondance. Il n’était pas possible cet été de faire part de la moindre objection aux plus zélés des détracteurs de Trump au sujet de Biden, lequel n’a quasiment pas fait campagne, retranché pendant des semaines dans sa cave. « C’est parce que Biden, lui, applique à la lettre et de manière responsable les consignes données contre le coronavirus », a-t-on pu entendre de la part des progressistes.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de nier la gravité de la crise sanitaire actuelle. Il serait d’ailleurs faux de prétendre que tous les républicains la nient ou n’en tiennent pas compte. La vraie question est : devons-nous accepter d’abdiquer tout sens critique, toute indépendance d’esprit face aux injonctions incessantes d’un certain « sanitairement correct » ? Au nom de la crise, devons-nous subir sans broncher cette pression anxiogène des medias sont certains, non contents de nous fournir un décompte journalier des morts, se muent en véritables donneurs de leçons ? Comme l’a dit Bernard-Henri Lévy à l’occasion de la parution de son dernier livre, Ce Virus qui rend fou (Paris, Grasset, 2010), portons le masque, oui, mais sachons aussi le porter en râlant.
C’est justement la possibilité même de mettre en doute l’actuelle doxa politico-médiatique que les socialistes « progressistes » américains ou autres veulent en réalité anéantir. À cet égard, Dinesh D’Souza cite judicieusement un passage de 1984 d’Orwell qu’il interprète comme une métaphore de ce que la gauche radicale américaine s’attacherait à faire : capturé par l’État profond – Big Brother -, Winstonest contraint par son interrogateur d’admettre que 2+2 = 56. Winston finit par admettre que c’est vrai, ce qui est néanmoins jugé insuffisant : car Winston doit se persuader lui-même que ce qu’il dit est vrai. La gauche radicale américaine entend elle aussi, nous dit D’Souza, mettre au pas les récalcitrants qui oseraient persister à dire que 2+2 = 4. Son tour de force, c’est qu’elle impose ce conformisme idéologique au nom de l’exactitude des faits et du combat contre les fake news !
Pour revenir au coronavirus, la gauche progressiste voit dans cette crise une occasion d’imposer aux citoyens de nouvelles contraintes. Comme l’ajoute fort justement D’Souza, Marx avait dit : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » ; la gauche radicale américaine pourrait quant à elle dire aujourd’hui : « resquilleurs de tous les pays, unissez-vous » – freeloaders of the world unite7.
1Cité dans Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 888.
2https://www.youtube.com/watch?v=jeZRUt6dlR8
3Ibid.
4https://www.unicef.org/supply/media/5286/file/%20Rapid-guidance-how-can-drones-help-in-COVID-19-response.pdf.pdf
https://www.itf-oecd.org/sites/default/files/drones-covid-19.pdf
5On peut ainsi se demander pourquoi les médias donnent habituellement le décompte total des morts du Covid, au lieu de donner par exemple le nombre de morts par million d’habitants. La perception par le public de la mortalité imputable au Covid serait-elle la même si l’on chiffrait ainsi le nombre de morts ? Par ailleurs, pourquoi ne pas davantage prendre en compte l’incidence réelle du Covidsur l’espérance de vie pour l’année 2020 ?
6Dinesh D’Souza, United States of Socialism, New York, All Points Books, St Martin’spublishing Group, 2020, p. 248.
7https://twitter.com/dineshdsouza/status/1263104570193936385
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Pareil partout
"Pitoyables" aux US. "Sans dents" en France. A force de rabaisser les gens, il ne faudra guère s'étonner si une explosion sociale survient. Ici comme ailleurs.