A propos de l’ouvrage de Jean-Yves Naudet
La collection du Centre d’Éthique Économique s’enrichit d’un nouveau livre dont l’auteur, Jean-Yves Naudet, n’est autre que le directeur de ladite collection[1]. Nous lui connaissons sa passion pour l’histoire d’Aix-en-Provence de même que son attachement professionnel pour l’histoire des idées économiques. Cet ouvrage récent donne au professeur Naudet l’occasion extraordinaire de dresser un pont entre ses deux thèmes de prédilection en prenant simultanément appui sur l’évolution universitaire indissolublement liée à celle des enjeux politico-socio-économiques de la ville, voire du département, et sur l’histoire des enseignements de l’économie dans les facultés d’Aix et Marseille.
Dans une précédente publication datant de 2022, Jean-Yves Naudet avait exposé « Une brève histoire des économistes aixois »[2], notamment sur la base de communications qu’il avait prononcées à l’Académie d’Aix. Or, l’élargissement du sujet, tout autant dans l’espace pour intégrer les vocations universitaire et économique de la ville de Marseille, que dans le temps jusqu’à évoquer la recomposition aujourd’hui révolue du paysage universitaire aixois et marseillais en 1973, est très vite apparu comme une nécessité. Le parti-pris de l’auteur sur cette limite chronologique ne surprendra pas du fait que les cinquante années suivantes incluent très majoritairement des économistes encore en activité. Voici donc paraître en 2024 une édition revue et augmentée grâce à l’exploitation de précieuses et fécondes sources bibliographiques locales et personnelles.
La toile de fond historique
Si l’histoire de l’instauration des chaires d’économie en France a fait jusqu’à ce jour l’objet de plusieurs publications concernant telle ou telle faculté à Paris et en province, il manquait encore dans ce panorama le cas des économistes d’Aix-Marseille. Aussi Jean-Yves Naudet fait-il œuvre propice, utile et savante en proposant le présent ouvrage. L’arrière-plan sur lequel s’impriment la naissance et l’évolution des enseignements de l’économie politique en France est spécial et commun à toutes les facultés de l’Hexagone. Commun, sous l’effet du jacobinisme ; spécial, parce qu’il s’agit d’une histoire jalonnée d’obstacles politiques, doctrinaux et épistémologiques que l’auteur rappelle assez rapidement dans les deux premières pages du chapitre introductif (pp. 24-25) et retrace plus loin dans la section intitulée « Le paradoxe français : le divorce entre la science économique et son enseignement universitaire » (pp. 73-76).
Dès le XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle, les idées de Cantillon, Montesquieu, Condillac, Turgot et les physiocrates, Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat, pour ne citer que quelques noms célèbres, avaient acquis sans équivoque une ample reconnaissance scientifique à travers l’Europe et hors d’Europe (Naudet, pp. 74-76). Pourtant, l’enseignement de l’économie politique ne reçut d’accréditation en France qu’avec une extrême lenteur et circonspection. En une époque de turbulences politiques successives où l’autorité publique avait le dernier mot sur le choix des enseignements et où le protectionnisme prévalait dans les chambres législatives, l’économie politique était considérée comme une matière sensible, voire subversive.
Lorsqu’en 1820 J.-B. Say se vit, avec le soutien du baron Thénard[3], attribuer une chaire au Conservatoire des Arts et Métiers, le qualificatif « politique » fut gommé et l’appellation « économie industrielle » retenue[4], un enseignement indéniablement scientifique. En 1833, cette chaire fut occupée par Adolphe Blanqui, notable de la Monarchie de Juillet, qui jusqu’en 1854, année de son décès, s’attaqua avec force au protectionnisme et au pouvoir excessif de l’État tout autant qu’aux idées socialistes.
L’appellation « économie politique » fut concédée à la chaire créée en 1832 au Collège de France, initialement attribuée à J.-B. Say. Le juriste éclectique Pellegrino Rossi, choisi par Guizot, en provenance de l’université de Genève lui succéda en 1833 et y enseigna jusqu’en 1840, précédant l’ingénieur et économiste libre-échangiste Michel Chevalier (un temps saint-simonien). Joseph Garnier, professeur à l’École supérieure de commerce et fondateur en 1842 de la Société d’Économie politique, sera quant à lui nommé en 1846 professeur d’économie politique à l’École royale des ponts et chaussées. Nous avons là une génération d’économistes (libéraux) et de maîtres, réunis par le Journal des Économistes qu’avait fondé en 1841 Gilbert Guillaumin, mais ils professaient tous hors de l’université. C’est à la suite de la signature du traité de libre-échange Cobden-Chevalier du 23 janvier 1860 que l’opinion changera et que les pouvoirs publics homologueront, le 17 septembre 1864, la création d’une chaire d’économie politique à la faculté de droit de Paris, alors attribuée au professeur de droit administratif Anselme Batbie [5] (Naudet, p. 33).