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 Le décrochage français

Félix Torres et Michel Hau

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D’emblée, on s’interroge sur le sous-titre, « Histoire d’un contreperformance politique et économique (1983-2017) »  : pourquoi commencer en 1983 ? Les deux premières années de Mitterrand à l’Élysée n’ont-elles pas été celles de la gabegie généralisée ? En fait, deux raisons expliquent pourquoi Torres et Hau font débuter leur histoire en 1983. La première est qu’ils ont traité de la période 1974-1984 dans un ouvrage précédent (« Le virage manqué » dont il a été rendu compte ici-même). La deuxième raison est que 1983 est une année charnière – celle du « tournant de la rigueur », imposé par le chancelier allemand Kohl pour accorder une aide de la Bundesbank à la Banque de France et empêcher notre pays de « passer sous les fourches caudines » du FMI.

On ajoutera que les auteurs ne se privent pas de faire des retours en arrière, au début des années 1970 et jusque dans l’immédiat après-guerre, pour que nous comprenions bien que le « décrochage français » ne date pas d’hier. Ainsi incriminent-ils de Gaulle d’avoir tranché, à l’automne 1944, « en faveur d’une politique de stimulation de l’économie à partir de l’accroissement d’une demande jugée (toujours structurellement) sous-développée ».

La faute en revient aux politiques

Ses successeurs, quel que soit leur bord politique, enfourcheront le même cheval, celui d’une « politique de la demande et de la dépense publique privilégiant les consommateurs, supposée stimuler le marché et ses producteurs ». Torres et Hau ne sont pas tendres envers nos politiques, les experts et les médias, qui ont pensé les réformes « dans la perspective de l’économie protégée d’autrefois », qui n’ont pas su négocier « la sortie du modèle “keynésio-fordiste” des décennies de l’après-guerre, qui ont systématiquement masqué les raisons de la contre-performance française en accusant la mondialisation, qui ont soutenu les dépenses sociales « pour lesquelles les notions d’austérité et de rigueur sont bannies ».

A cet égard, il est croustillant de lire que le rapport Minc de 1994 sur « La France de l’an 2000 » n’évoque à aucun moment « l’idée d’un recul de l’industrie française. Le terme même de désindustrialisation n’était pas prononcé ! » alors que l’industrie manufacturière avait perdu un quart de ses effectifs depuis 1980. Pourtant, soulignent Torres et Hau, il suffisait de regarder ce qui se passait alors en Allemagne, au Benelux, en Italie ou en Espagne pour constater la « désindustrialisation de l’économie française ».

Les tenants de l’idéologie dite « libérale » ou « néolibérale » sont les plus vilipendés car ils n’ont pas su administrer « la potion amère de l’adaptation compétitive aux temps nouveaux », qu’ils s’appellent Barre, Balladur, Madelin ou Fillon. En revanche, la gauche est presque félicitée d’avoir initié « une politique moderniste d’adaptation, de la “désinflation compétitive” promue par Pierre Bérégovoy jusqu’à la mise en place d’une politique de l’offre par la présidence de François Hollande ». Mais les auteurs n’oublient pas d’ajouter : « Sans vraiment l’assumer publiquement, ni procéder au nécessaire aggiornamento de sa démarche politique et sociale ».

Toujours répéter les mêmes erreurs

L’ouvrage de Torres et Hau nous replonge dans l’histoire politico-économique que nous avons connue et que nous avons, dans le détail, oubliée. Il est cruel pour les décideurs qui semblent systématiquement faire le contraire de ce qu’il faudrait faire… et de ce que font nos voisins, notamment ceux de l’Europe rhénane et nordique.

Gros de plus de 500 pages, le livre est passionnant, il faut le dire. Il débute par quelques chiffres et comparaisons, histoire de « prendre la mesure du décrochage français » en matière de PIB par habitant, de désindustrialisation, d’exportations, de chômage. Ensuite, il passe en revue les politiques menées par les gouvernements entre 1983 et 2017. Si le « tournant de la rigueur » est bien pris en 1983, il ne sera pas assumé et donnera lieu à un « réformisme de fatalité » recourant à l’État providence pour soutenir l’emploi. Tous les gouvernants qui succèderont à Mauroy et Fabius feront, peu ou prou, la même chose. Par exemple, le second gouvernement Chirac (1986-1988) privatise 65 groupes industriels, mais instaure des « noyaux durs » destinés à les protéger. Il supprime l’autorisation administrative de licenciement, mais instaure un contrôle a posteriori de la légitimité du licenciement et de la pertinence du plan social par le juge. D’un côté, il supprime le contrôle des prix, facilite le recours aux contrats à durée déterminée (CDD), favorise le travail à temps partiel, supprime l’impôt sur les grandes fortunes, diminue l’impôt sur les sociétés. De l’autre, il déploie une « politique très volontariste » en direction des jeunes et des chômeurs de longue durée, et hausse les cotisations de la Sécurité sociale tout en réduisant les prestations et en transférant certaines charges sur l’État. Si le bilan de ce gouvernement est globalement positif, Chirac perdra toute de même la présidentielle. Sans doute, à cause d’un François Mitterrand en embuscade, attisant la colère des jeunes à l’occasion de la loi Devaquet. Mais aussi, comme l’écrivent Torres et Hau, parce que « la droite française, qui s’est historiquement définie comme une antigauche, éprouve traditionnellement des difficultés à “asseoir un projet sur des idées». On ne dira pas mieux, l’exemple ci-dessus montrant très bien le manque de cohérence de la politique menée.

L’adoption d’une politique de l’offre ?

Les auteurs notent une inflexion à partir de 2002. Pour eux, à partir de cette date, les majorités de droite et de gauche qui se succèdent au pouvoir « se décident à mettre en œuvre une série de réformes d’esprit libéral afin d’adapter l’économie française aux nouvelles réalités de la compétition internationale ». C’est même, selon eux, avec François Hollande que les socialistes français se convertissent à la politique de l’offre et prennent des mesures « associant baisse de la fiscalité des entreprises et réduction du déficit public ». Un double effort financé « par une certaine réduction des dépenses publiques et une hausse des prélèvements sur les ménages ». C’est pourquoi les auteurs ne craignent pas de qualifier Hollande de « libéral ». Qu’il nous soit permis de ne pas les suivre sur ce terrain parce que (ils le soulignent d’ailleurs), la plupart des mesures de libéralisation ont été prises sous la pression de Bruxelles et que la dette publique est passée de 88,7% du PIB en 2012 à 98,4% en 2017 (Hollande avait promis de l’abaisser à 80,2% !). Si, comme l’écrivent Torres et Hau, Hollande a fait adopter les « plus importants allègements sur les entreprises jamais réalisés depuis la guerre », il n’a pas mis en œuvre « une réforme systémique, préférant la méthode des petits pas, sinon des virages plus ou moins assumés ».

L’ouvrage s’arrête à 2017. « Cela veut-il dire que depuis tout va bien ? », interroge ingénument Charles Jaigu dans Le Figaro Magazine du 10 mai 2024. Et les deux auteurs de réponde : « Hélas non. Emmanuel Macron a continué la politique de l’offre commencée sous François Hollande, mais sans s’atteler à la refonte nécessaire de l’État providence à la française, noyant nos problèmes structurels sous l’explosion de la dette… ».

Pas plus que Hollande, Macron ne mène une politique libérale !

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