Quel est aujourd’hui le statut de l’intellectuel ? Quels sont les problèmes auxquels il se confronte ? Vingt-deux personnalités, dont certaines très connues et d’autres moins, se proposent de répondre à ces questions dans un volume intitulé Repenser le rôle de l’intellectuel (Éditions de l’Aube, 2023). L’enquête est dirigée par Daniel Salvatore Schiffer, un universitaire très actif et qui signe une introduction où il signale les dilemmes qui préoccupent le monde d’aujourd’hui, tout en soulignant que l’engagement de l’intellectuel est le sujet central du livre.
La plupart des intervenants commencent par évoquer l’affaire Dreyfus et rappellent que c’est à ce moment-là qu’est né le terme d’intellectuel, qui avait des connotations négatives. Mais l’implication civique des intellectuels ne commence pas lors de l’affaire Dreyfus. L’histoire de France nous offre trois figures emblématiques : Voltaire, Hugo, Zola, auxquels on peut ajouter, plus près de nous, Sartre, Foucault, Bourdieu (abondamment cités dans le livre). On voit tout de suite qu’il s’agit d’une perspective de gauche, partagée par beaucoup des contributeurs (pas tous, heureusement). La pensée de gauche implique le rejet des « réactionnaires » qui ont des idées malsaines (« nauséabondes », c’est le mot privilégié). Plusieurs intervenants parviennent à apporter un certain équilibre. Luc Ferry, d’abord, évoque la figure de Raymond Aron, lequel se définissait en tant que « spectateur engagé » (il utilisait un mot qui était en train de devenir le monopole de la gauche). Robert Redeker, ensuite, estime que le XXe siècle a été le siècle de la déroute intellectuelle car de grands noms se sont mis au service d’abominables « bouchers », tels Staline, Hitler, Mao, Castro, Chavez, Khomeyni, etc. D’une admirable lucidité est le texte de Pierre-André Taguieff sur le néo-gauchisme et ses fantasmes révolutionnaires (l’écologisme, le néo-féminisme qui rêvent d’un monde « pur »). Le fantôme du communisme nous hante toujours, la faillite historique des utopies n’a pas désarmé les démagogues et les exaltés, ces (Taguieff dixit) « sociopathes de l’avenir radieux ». L’idéologie woke se situe dans le prolongement de cette déroute spirituelle : elle condamne les valeurs de la société occidentale (« réactionnaires », cela va de soi) et instaure une police de la pensée, qui stigmatise tout écart par rapport au « politiquement correct ».
En fait, que peut l’intellectuel aujourd’hui ? Pas grand-chose, apparemment. Selon Dominique Schnapper, le déclin des intellectuels est évident et irréversible. Ils ont été remplacés par des « experts », par des dilettantes qui envahissent les plateaux de télévision et qui parlent de n’importe quoi – politique, géostratégie, culture, économie, faits divers etc. Les universitaires se soumettent à la mode, font des recherches sur la théorie du genre, par exemple, ce qui leur facilite l’accès à des bourses, à des colloques, à des contrats, etc. Y-a-t-il des chercheurs qui croient encore au projet de « l’intellectuel collectif » préconisé par Bourdieu ? On peut, raisonnablement, en douter
Si le volume, dans son ensemble, est inégal et parfois redondant, le dernier texte, signé par une journaliste, Élisabeth Weismann, est lamentable. Elle reproduit des passages entiers, d’une banalité effroyable, tirés d’un article d’Annie Ernaux. Comme si cela ne suffisait pas, elle cite abondamment un jeune sociologue, Geoffroy de Lagasnerie, qui fait preuve d’un gauchisme radical crispant, ainsi qu’une philosophe militante qui pratique – parait-il – « la guérilla intellectuelle ». Tout cela est comique mais aussi inquiétant. La présence d’un tel texte dans un livre qui se proposait de discuter de thèmes sérieux est complètement déplacée.