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Journal des Libertes
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L’Europe des Lumières, 1680-1820

Bernard et Monique Cottret

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Serions-nous aujourd’hui en passe d’oublier, voire de tourner le dos à l’exceptionnel héritage philosophique et culturel que nous a légué le siècle des Lumières, ce moment capital dans l’histoire de la civilisation occidentale qui a fondé la modernité sur le plan politique, économique et social ? C’est justement pour rappeler notamment ce que nous devons aux grands penseurs et intellectuels de cette période, tant en Europe qu’en Amérique, que les historiens Bernard et Monique Cottret ont signé une somme qui vient tout juste de paraître sous le titre L’Europe des Lumières, 1680-1820 (Paris, Perrin). « Alors qu’aujourd’hui les Lumières subissent des remises en cause et des assauts critiques, peut-on lire en effet, il fallait convoquer ce passé contrasté et le mobiliser au service d’un humanisme universaliste plus actuel et nécessaire que jamais ».

La lecture de cet ouvrage sera aussi l’occasion de mieux comprendre en quoi la pensée libérale, qui émerge durant cette période, fait partie intégrante de l’esprit même des Lumières.

La prise de conscience de l’entrée dans une nouvelle ère

Plusieurs auteurs majeurs de l’Europe des Lumières perçoivent l’importance des changements qui sont en train de se produire sous leurs yeux. Bernard et Monique Cottret citent notamment Pierre Bayle, l’auteur du Dictionnaire historique et critique, qui écrit dans les Nouvelles de la République des lettres, en avril 1684 : « Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus éclairé, de sorte que tous les siècles précédents ne seront que ténèbres en comparaison » (cité p. 12). Pour quelqu’un comme Bayle, ce que l’on devait appeler plus tard le « siècle des Lumières » commence vraiment dans les années 1680 ; d’où la chronologie choisie par les auteurs du livre et qui donne à celui-ci sa structure en trois grandes parties : 1) La prise de conscience européenne, 1680-1750 ; 2) Les Lumières militantes, 1750-1780 ; 3) Lumières et révolutions, 1780-1815/1820.

Bernard et Monique Cottret montrent comment la « lumière » fut à la fois une et multiple : elle devait, à partir d’un même fond commun, se diffuser à travers l’Europe du XVIIIe siècle, devenant ainsi plurielle : Lumières en France, Enlightenment en Angleterre, Aufklärung en Allemagne… Un phénomène d’envergure européenne qui s’est ensuite projeté de l’autre côté de l’Atlantique, au moment de la création des États-Unis d’Amérique en 1776. Le mouvement des Lumières signe ainsi, comme l’écrivent les auteurs, « la fin d’une histoire, et le commencement d’une autre, où la raison, la science, le droit, la tolérance, la liberté et le bonheur individuel dessinent un paysage nouveau ».

Les quelque 750 pages de cet ouvrage sur les Lumières européennes font la part belle aux individualités marquantes de cette période – qu’il s’agisse de philosophes, d’écrivains, de savants, d’artistes ou d’hommes politiques – ainsi qu’aux échanges intellectuels et culturels souvent foisonnants, rendus possibles grâce aux nouveaux réseaux de sociabilité qui apparaissent alors. L’Europe des Lumières est non seulement une Europe de l’esprit et de la raison, mais aussi une Europe de la circulation des idées favorisée par le développement des voyages, les échanges épistolaires, ainsi que la multiplication des sociétés intellectuelles et des salons. Ce alors même que les pays européens se sont souvent faits la guerre entre eux au cours de cette période. « Même déchirée par les guerres, rappellent les auteurs, l’Europe se constitue en conscience collective, conçoit et met en œuvre, dans des réalisations multiples, l’idée de progrès ».

Lumières et libéralisme

On trouvera notamment dans cet ouvrage un intéressant rappel des origines du libéralisme, politique bien sûr, mais aussi économique, dont l’idéal d’un commerce libre, non entravé par des barrières artificielles pouvant dissuader l’initiative privée, peut être considéré comme une composante à part entière du nouvel esprit des Lumières. Les auteurs du livre rappellent le rôle que joua, sous la Régence, le « système de Law », celui-ci ayant défendu (préfigurant ainsi l’économiste autrichien Joseph Schumpeter) « une économie qui innove, qui prend des risques, qui crée des richesses en même temps qu’elle en détruit ou en modifie violemment la répartition » (cité p. 100). Plus tard, c’est l’Irlandais Richard Cantillon, auteur d’un Essai sur la nature du commerce en général (1755), qui analysera les raisons de l’échec du système de Law (recours à la création monétaire, soutien accordé à l’économie…) et insistera sur le rôle clef de l’entrepreneur. Il écrit ainsi : « La circulation et le troc des denrées et des marchandises, de même que leur production, se conduisent en Europe par des entrepreneurs, et au hasard » (cité p. 101).

Comme l’écrivent très justement Bernard et Monique Cottret, « le nouveau héros de la société moderne n’est plus l’homme d’État ou l’habile politique, mais l’entrepreneur ».

Notons encore cette autre citation de Cantillon – un des théoriciens les plus précoces du libéralisme économique – pleine de perspicacité :

« S’il y a trop de chapeliers dans une ville ou dans une rue pour le nombre de personnes qui y achètent des chapeaux, il faut que quelques-uns qui seront les plus mal achalandés fassent banqueroute ; s’il y en a trop peu, ce sera une entreprise avantageuse, qui encouragera quelques nouveaux chapeliers d’y ouvrir boutique, et c’est ainsi que les entrepreneurs de toutes espèces se proportionnent au hasard dans un État » (cité p. 101).

Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs rappellent l’importance décisive de philosophes comme Montesquieu, Voltaire, John Locke ou Pierre Bayle, déjà cité, dans la formation de l’esprit des Lumières européennes. Locke, on le sait, est souvent considéré à juste titre comme l’un des principaux fondateurs du libéralisme. En France, ses idées seront reprises et défendues par plusieurs penseurs et philosophes, dont Voltaire. Dans les Lettres philosophiques, celui-ci insistera d’ailleurs sur les vertus du système politique et économique anglais, qui fournit le modèle adéquat que la France de son temps devrait selon lui imiter. À ses yeux, l’Angleterre est en effet une terre de liberté, où règnent la liberté d’expression, la liberté de conscience, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce. À cet égard, Voltaire met en lumière l’existence d’une véritable dialectique entre liberté du commerce et liberté au sens élargi : « Le commerce, écrit-il, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour » (cité p. 134). Il constate aussi l’absence d’antagonisme entre intérêt commercial privé et intérêt général. Le commerçant, écrit-il, « contribue au bonheur du monde » (cité dans ibid.).

Les auteurs du livre rappellent en outre avec raison que « cette société de liberté est naturellement celle de l’innovation technique, scientifique, philosophique » (p. 135). Science – la méthode expérimentale ayant pris naissance au siècle précédent avec Francis Bacon, Galilée et Newton -, liberté d’entreprendre et de commercer, et innovation sont ainsi les piliers structurants de la civilisation occidentale en tant que telle, auxquels on ajoutera bien sûr la liberté de conscience et la liberté d’expression.

En France, il n’y a donc pas que Turgot – auteur des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766) – qui défendit avec les physiocrates la liberté du commerce. (On sait qu’Adam Smith sera influencé par eux.) Des esprits comme Voltaire ou Condorcet s’en firent aussi les chantres, ce qui nous conforte dans l’idée qu’il existe une étroite corrélation ou parenté entre philosophie des Lumières au sens large et libéralisme économique.

Les interconnexions entre Europe et États-Unis

Le chapitre 20 du livre, consacré aux rapports entre Europe et États-Unis nouvellement créés, nous intéressera aussi particulièrement.

Les auteurs écrivent ainsi :

« Après une élaboration multiséculaire, le siècle des Lumières atteignait outre-Atlantique des sommets inégalés partout en Occident. Élaborée en Europe au fil des soubresauts de l’histoire, la philosophie trouvait enfin sa dimension universelle : le bonheur, sa quête incessante allaient supplanter définitivement les siècles de malheur dans lesquels les religions révélées s’étaient embourbées dans le Vieux Monde. Le nouvel Adam, libéré de ses chaînes, serait américain » (p. 434).

La révolution apportée par le vent venu d’’Amérique consiste notamment à rendre immanente la poursuite du bonheur : celui-ci peut être atteint ici-bas par les individus qui s’en donnent les moyens, et qui sont contraints dès lors d’être les architectes de leur propre destinée. Le gouvernement légitime n’a d’autre but que de garantir le respect des droits naturels de l’individu et la poursuite par eux de leur propre bonheur.

Bernard et Monique Cottret insistent aussi sur l’importance du Sens commun écrit par Thomas Paine en 1776 – l’année même où fut proclamée l’indépendance des États-Unis et durant laquelle Adam Smith fit paraître sa Richesse des nations. Une année charnière que les auteurs appellent justement « l’an I de la liberté » (p. 435-436). Anglais de naissance, Paine partit pour les États-Unis en 1774. Common Sense, qui contient tous les grands principes de la révolution américaines, devait connaître un succès considérable outre-Atlantique. George Washington en aurait même lu des passages à ses soldats pour qu’ils gagnent en courage. Comme l’écrivent Bernard et Monique Cottret à propos de ce livre, « sa critique antimonarchique radicale va ainsi plus loin que toute autre publication de l’époque dans les colonies. Paine démontre que la monarchie est toujours une usurpation de la démocratie représentative qui aurait dû être établie partout et qui est le seul régime politique légitime » (p. 435). La tendance à l’élargissement continu du pouvoir politique est désormais considérée comme consubstantielle au principe même du gouvernement. Mais comme on ne peut se passer d’un système d’organisation politique et social sous peine de retomber dans l’anarchie primitive, il faut bien se doter d’institutions gouvernementales, dont le champ d’action doit être clairement défini et nettement borné. Paine écrit ainsi : « La société, quelle qu’en soit la forme, est toujours un bienfait, mais le meilleur gouvernement n’est qu’un mal nécessaire et le plus mauvais un mal intolérable » (cité p. 436). Rappelons aussi que Paine prendra fait et cause pour la Révolution française dans les Droits de l’homme (1791-1792), en réaction aux violentes charges adressées contre elle par Edmund Burke dans Reflections on the French Revolution (1790). Quittant l’Angleterre, il sera fait citoyen français et sera élu député du Pas-de-Calais à la Convention. Paine incarne ainsi à un haut degré, avec Benjamin Franklin, Thomas Jefferson et les grands philosophes français des Lumières dans l’héritage desquels les fondateurs américains se situent, le cosmopolitisme philosophique et intellectuel des Lumières, dont l’esprit transcende les frontières géographiques et les particularismes culturels des pays.

Reste que si L’Europe des lumières et la Révolution ont ouvert des voies, et notamment celle du libéralisme, ce ne fut pas toujours comme on le sait sans excès.

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