En cette année du presque 150 ème anniversaire du décès de l’Empereur Napoléon III en Angleterre (janvier 1873) qui, avec générosité et sur la sollicitation de son amie la Reine Victoria, l’accueillit après le désastre de la guerre de 1870, Thierry Lentz nous fait le cadeau de laisser un instant de côté Napoléon le Grand pour nous familiariser, avec son talent, sur Napoléon le Petit. Ce dernier qualificatif était indiscuté il y a encore un demi-siècle. Fort opportunément dans sa conclusion, l’auteur fait le point sur l’extraordinaire renversement historiographique qui n’a sans doute de comparable que celui ayant, à l’issue de nombreux et savants travaux, enfin disqualifié Colbert et remis à sa vraie place, enviable, Nicolas Fouquet. On doit le tournant dans une perspective biographique pour le côté savant au professeur Louis Girard (Fayard 1986), pour le côté grand public (ce terme n’a rien d’inférieur, bien au contraire) à Philippe Seguin (Grasset 1990). Puis dans une dimension généraliste c’est le « doublé » de Jean Tulard (Fayard 1995) et (B. Giovanangelli 1998). Puis la nouvelle génération arrive avec les écrits très stimulants de Juliette Glikman (Aubier 2011 et L’Esprit du Temps 2020), et bien sûr le chef de file chez les cinquantenaires des Études sur L’Empereur, plus largement sur le Second Empire, Éric Anceau (déjà 14 titres sur la période !!!). Mais ça c’était avant. Faut-il que Thierry Lentz soit savant, urbain, irrésistiblement sympathique et excellent collègue de colloque et compagnon de table, pour n’avoir dans le milieu intellectuel, impitoyable, que des amis et des jugements favorables. Car l’auteur, sinon l’homme, devrait normalement susciter des hostilités, voire des jalousies tant il a été doté en abondance, en particulier de l’esprit, du courage et de la santé, de la bonne fortune et de l’optimisme et la joie de vivre sans lesquelles il est rarement de grandes œuvres.
L’AUTEUR
Avec plus de cinquante ouvrages (et pas seulement sur Napoléon Ier, comme beaucoup le pensent), et des centaines d’articles, connu dans le monde entier sur le Premier Empire, tous et chacun imaginent Thierry Lentz en poste dans une université. Tel n’est pas le cas, même s’il est, depuis récemment, professeur associé à l’Institut Catholique de Vendée. Après des études de droit, le voilà assistant parlementaire, puis à un haut poste chez Bouygues, et enfin en 2000 c’est le tournant puisqu’il devient directeur général de La Fondation Napoléon. Jusque là rien de bouleversant pour le lecteur. Le problème qui amène à dresser un court tableau de l’auteur c’est qu’il y a ce qu’il faut bien appeler une énigme Thierry Lentz. Nous, universitaires, dont la profession est de parler, mais également d’écrire, nous connaissons la difficulté de l’exercice, du moins si l’on veut faire œuvre scientifique. Thierry Lentz publie à un rythme exceptionnel. Peut-être objectera-t-on au détriment de la qualité ? Ce n’est pas le cas. L’information est toujours sûre, la note de bas de page judicieuse, le style fluide et agréable, les phrases scandées en harmonie avec le moment du récit, la bibliographie sélectionnée et choisie. Mais surtout Thierry Lentz a trois caractéristiques : l’effet Kiss Cool, la grâce et non la pesanteur, et il peut être lu avec profit de 7 à 77 ans.
L’effet Kiss Cool. Au plaisir du texte s’ajoute dans l’ouvrage que nous allons cursivement présenter une iconographie époustouflante, et même, sans aucune exagération, somptueuse. En outre à chaque relecture de telle ou telle page on découvre un détail, un fait, une date, une remarque, une annotation, une réflexion sur laquelle on avait glissé trop vite. L’effet Kiss Cool avec Thierry Lentz est toujours, contrairement à l’effet Raquel Garrido, à externalités positives.
La pesanteur et la grâce. Le livre de l’universitaire professionnel, même et surtout quand il est savant, exhaustif, gros de milliers de pages, et fort de 2500 notes et 1500 titres en bibliographie est souvent d’une pesanteur qui rend la lecture pénible, voire impossible. Chez Lentz tout ce qu’on peut attendre d’un travail universitaire est présent, mais jamais de fausse rhétorique, de langage boursouflé, de mots pédants, de références inutiles. Son mot d’ordre est : de la clarté avant toute chose. Il y a chez lui du Boileau quant à la limpidité, du La Fontaine quant à l’aisance, du Boudon quant à la brièveté, du Chaunu quant à la science, du Brassens quant à la réserve. Bref là où chez trop de nos collègues la pesanteur domine, chez lui tout est ordonné autour de la recherche de la grâce. Cela ne signifie pas l’absence de défaillances, mais enfin un auteur savant, et simultanément lisible, ça ne court pas les plateaux. Les derniers des survivants en la matière peuplent l’Academie des Sciences Morales et Politiques où ils se réfugient entre « happy few ». Heureux qui comme Quai Conti…
De 7 à 77 ans. On ne saurait alors être surpris du troisième trait du « style Lentz ». Peut-on dans ce N III trouver du plaisir à apprendre et comprendre si on a dix ou quinze ans ? Oui, trois fois oui. De l’iconographie toujours commentée aux encadrés sur les personnages essentiels de l’époque, l’adolescent va trouver de quoi combler sa curiosité, du moins pour ceux, ils restent heureusement légions, pour qui les choses de l’esprit ne s’épuisent en Booba ou IAM. L’homme pressé de la quarantaine pour qui son coût d’opportunité, c’est à dire le prix de son temps, est très élevé, aura tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur N III sans jamais oser le demander, et une image très fidèle des forces et faiblesses du Second Empire, des acteurs et des situations. Le retraité de 77 ans aura tout loisir de butiner tant et plus avec gourmandise dans les coins et recoins de l’iconographie, la richesse du texte et trouvera aussi à méditer sur notre temps, et s’interroger, tant et plus, sur une énigme dont parle l’auteur : pourquoi, même si le régime est encadré en son début par un coup d’État, en son terme par une terrible défaite, le Second Empire a t il été avec le siècle de Louis XV si mal aimé, si incompris, si injustement traité sans l’équité la plus élémentaire qui est pourtant le fondement du métier d’historien ? (Louis XV a connu avec Pierre Gaxotte et Michel Antoine la même réhabilitation spectaculaire que l’Empereur).
L’OUVRAGE
Issu d’une coopération entre Perrin et la Bibliothèque Nationale de France, l’ouvrage de 255 pages prend place dans une collection appelée Bibliothèque des Illustres. C’est la cinquième livraison après un remarquable Napoléon d’un jeune historien déjà confirmé Charles-Éloi Vial, conservateur à la BnF. (lui également une sorte de phénomène. Ce chartiste en effet compte la bagatelle de 14 ouvrages, tous remarquables et remarqués, à l’âge de 35 ans…) un Mazarin, une Marie-Antoinette, et un Robespierre. (Personnellement je verrais mieux ce dernier dans une collection à créer, potentiellement riche, La Bibliothèque des Grands Criminels de l’Histoire.) L’édition est superbe, l’iconographie, il faut le souligner de nouveau, hors du commun, issue des collections de la BnF. Il s’en déduit que de nombreux documents saisissants sont accessibles à tous pour la première fois. La BnF justifie décidément l’appellation, non de service public, mais d’institution prestigieuse au service du public. En outre d’un format inhabituel (entre le standard et le grand format) on se demande comment l’éditeur arrive à proposer un prix extrêmement attractif et modéré de 25 euros. Après une courte introduction le livre est gros de neuf chapitres et d’une conclusion. Le plan est limpide, aisé à suivre même si, audace inhabituelle, il est simultanément chronologique et thématique. Les quatre premiers chapitres déroulent l’histoire de Louis-Napoléon de sa naissance jusqu’à son accession au titre d’Empereur. On suit donc notre personnage de sa naissance (chapitre Ier) à l’aventurier (chapitre 2), jusqu’à la conquête du pouvoir (chapitre 3) et la période du Prince-Président (chapitre 4).
Suivent alors dans un équilibre parfait quatre chapitres : un sur l’empereur (chapitre 5), puis un sur les institutions et l’histoire politique inférieure (chapitre 6), suivi d’un chapitre sur la politique extérieure (chapitre 7), pour enfin arriver aux questions économiques et sociales (chapitre 8), un détour par Émile Ollivier fait la transition vers l’ultime chapitre et la tragique débâcle (chapitre 9), avant une conclusion pleine d’équilibre comme le reste de l’ouvrage. (In medio stat virtus est ce qui caractérise Thierry Lentz ce qui n’exclut et n’évince en rien des prises de positions très nettes et affirmées. Dans cette perspective voir son court et magnifique essai : Pour Napoléon. Perrin 2021. Les faussaires de l’histoire sortent laminés de ce court opus.) Suivent alors des instruments précieux pour le lecteur : d’abord une chronologie (ordonnée et enroulée autour du déroulé des chapitres), puis les sources et une bibliographie par sujets et thèmes, enfin un Index Nominum. (Il ne manque qu’un Index Rerum.) Thierry Lentz est reconnu par la communauté scientifique comme un savant. Mais il ne prétend pas à chacun de ses ouvrages avoir fait des découvertes décisives et bouleversantes. Son Napoléon III ne nous apprend strictement certes rien de nouveau, mais c’est tout son art de présenter de façon nouvelle, agréable, ordonnée, surprenante des choses connues. Lentz ne prétend pas être Pic de la Mirandole, mais il y a en lui du Lavisse. Mais un Lavisse débarrassé de préjugés idéologiques comme ceux que ce dernier fait sien sur le Second Empire, mais encore plus sur Louis XV, et inversement dans sa quasi-idolâtrie d’Henri IV et celle, largement imméritée, de Louis XIV. Thierry Lentz a quelque chose de notre « instituteur national », mais sans les excès d’un républicanisme devenu moins une idée qu’une idéologie. L’Empereur sort de l’ouvrage non réhabilité (il n’en a pas besoin), mais proportionné correctement.
Il y a du Napoléon Le Grand dans le bâtisseur, le modernisateur, le promoteur du Libre-Échange (qui nous réconcilie depuis à jamais avec Albion. « Le doux commerce », Montesquieu), l’attention constamment portée aux petits et aux humbles, et celui qui accepte l’évolution de son régime jusqu’au parlementarisme si Émile Ollivier avait eu juste quelques mois de plus. Il y a du Napoléon Le Petit dans l’extrême médiocrité d’Extinction du Paupérisme (cf. notre article à paraître dans un ouvrage collectif. Éditions du CNRS. Colloque Citéco Paris 12-13 mai 2022), et évidemment dans sa désastreuse politique étrangère dans laquelle l’auteur a cependant raison de distinguer une période « heureuse » et une période noire (Mexique bien sûr et 1870 mais pas que…). La « fête impériale » a comporté aussi ses revers. Toutes les dimensions sont passées en revue dans un style vif, alerte, simple, agréable. On sort de l’ouvrage totalement et honnêtement informé, mais aussi plus intelligent. Les portraits sont savoureux. Ce n’est point par souci d’équilibre formel, comme il sied dans les recensions universitaires, que l’on suggérera modestement à l’auteur dans une prochaine édition quelques pistes. D’une part il y a trop peu de choses sur le paysage des idées pendant ces 22 ans. Or en la matière les bouleversements sont immenses. Le Journal des Économistes en est une illustration saisissante. (Jean-Baptiste Say est certes cité deux fois, mais à la hâte. En outre selon la fâcheuse habitude, il est présenté comme le disciple français d’Adam Smith, alors qu’il est bien plus que cela). Haussmann ce géant tient vraiment trop peu de place, et n’a même pas droit à son encadré. Et selon une tradition des historiens français, les choses artistiques sont à peine évoquées. Certes la place peut-être manquait. Mais quand même. Que Thierry Lentz ne prenne ombrage d’insister sur l’absence du contemporain de l’empereur, l’extraordinaire peintre « mondain » Winterhalter (dont on célébrera aussi l’an prochain le 150 ème anniversaire de sa mort). On ne peut pas écrire une biographie aussi complète et réussie que celle de Thierry Lentz sans consacrer une page à l’institutionnalisation des musées sous le Second Empire, et à l’extraordinaire vitalité impulsée par l’empereur (cf. en ce sens le magnifique ouvrage de près de 700 pages d’Arnaud Bertinet Les musées de N III. Mare et Martin 2015). À ces restrictions près il serait presque une impolitesse et une faute que de ne pas mettre sous le sapin pour les jeunes, les moins jeunes, et les vieux, pour les urbains ou les ruraux, pour les femmes et les hommes, les diplômés et les non diplômés, pour ceux qui votent ou qui s’abstiennent LE DERNIER LENTZ. Merci à lui pour ce cadeau espérant que l’an prochain la République rendra à l’empereur, le second, l’hommage qui lui est largement dû sans les pudeurs ridicules et les réticences pitoyables que l’on a pu constater l’an dernier à propos de N Ier, et que Thierry Lentz courageusement et justement a fustigé en dénonçant les ignorants (nombreux), les Tartuffes (légion) et les Ridicules même pas précieuses (en cohortes serrées).
Merci à Thierry Lentz pour ce magnifique ouvrage, et à Perrin et la BnF. pour une édition de premier ordre.