Cela fait des décennies que lorsqu’on veut fustiger la mesquinerie, la pusillanimité ou l’étroitesse de vue d’une personne qui déplait, on la traite systématiquement de « comptable » ou pire de « petit comptable », comme si pour tous ceux qui l’emploient ce qualificatif hautement péjoratif suffisait à clore définitivement toute discussion. Certes les milieux artistiques, dont on connaît bien l’appétence pour les chiffres, ont ouvert la voie, le cinéma en tête, mais depuis le dénigrement a fait florès dans la presse et les autres médias, ainsi que dans les milieux politiques, à chaque fois notamment que quelqu’un de bon sens ose s’élever contre une approche par trop exclusivement dépensière ou déraisonnable. C’est ainsi que le sociologue canadien, Mathieu Bock-Côté, voit dans nos comportements de « comptables » l’une des sources de l’immobilisme français et de cette résistance, voire même parfois de cette hostilité à la réforme, qui caractérisent notre pays.
Pourtant la plupart de ces imprécateurs n’ont pas la moindre connaissance, ni la moindre pratique de la comptabilité et à leurs yeux, les principes obscurs de la partie double se confondent indéfiniment avec une sorte de partie trouble, dont ils ont à jamais renoncé à pénétrer les arcanes. Et de toute manière à quoi peut bien servir une discipline où, même en pleine crise, les bilans sont toujours strictement équilibrés, l’actif demeure toujours sagement égal au passif, de même d’ailleurs qu’une écriture comporte toujours un débit et un crédit imperturbablement égaux ? Bref ces identités perçues comme parfaitement artificielles débouchent sur un océan d’incompréhension et décrédibilisent par avance toute conclusion sensée qu’on pourrait se croire autorisé à dégager de ces travaux passablement rebutants.
Or bien que commune, cette image est pourtant radicalement fausse et elle trahit l’ignorance ou le parti pris de ceux qui la colportent ou qui la partagent. Entendons-nous, il n’est nullement question de dresser le panégyrique d’une profession, dont la communication et la pédagogie ne sont assurément pas les vertus premières. Mais pour s’en tenir à l’essentiel, il faut souligner trois choses :
1 – Inventée à la fin XVème siècle par le mathématicien toscan Luca Bartholemes Pacioli, qui eut pour disciple Léonard de Vinci, le principe de la partie double qui régit aujourd’hui la quasi-totalité des comptabilités oblige avant de passer la moindre écriture à s’interroger d’abord sur l’origine de l’opération à enregistrer ensuite et ensuite seulement son dénouement. Ainsi si je vire € 100 de ma caisse à ma banque : l’origine du mouvement diminuera ma caisse, cependant qu’en sens inverse son dénouement augmentera mes avoirs bancaires et l’enregistrement mobilisera simultanément les deux comptes de caisse et de banque. Et ainsi là où celui qui ne considère que ma caisse ne verra qu’un appauvrissement alarmant, celui qui ne surveille que ma banque signalera un enrichissement, prometteur alors que mon écriture révélera la réalité d’un transfert financier économiquement neutre. Il ne peut donc y avoir d’écriture comptable tant que ce double questionnement de l’origine et du dénouement n’est ni posé, ni résolu et c’est pour cette raison qu’aux yeux d’un comptable les chiffres isolés sont toujours suspects, tant qu’il ne sait pas comment ils ont été obtenus et tant qu’il ne peut pas les raccorder ou les rattacher à une contrepartie qui, en quelque sorte, les authentifie ou les valide.
2 – Sur un plan matériel et tout à fait pratique, avant l’ère de l’informatique, les écritures se sont longtemps tenues à la main et même de nos jours, notamment pour poser ou rechercher un enregistrement complexe, le papier et le crayon reprennent leurs droits. Or si dans un premier temps, c’est effectivement l’intellect qui commande à la main et au crayon pour poser la première partie de l’écriture, il arrive souvent que ce soient inversement la main et le crayon qui reprennent l’initiative pour boucler l’écriture ou explorer intuitivement les différentes options en présence. À sa naissance, la démarche comptable n’a rien d’automatique, elle est toujours artisanale et expérimentale et cette double approche intellectuelle et manuelle fait également partie de la pratique ordinaire du comptable, en même temps que le constant souci de vérification de la cohérence de l’écriture passée.
3 – Enfin il n’est pas dans la mentalité de la profession de maquiller les budgets, de laisser filer sans s’alarmer les déficits, de recourir aux emprunts comme à une planche à billets, de laisser croître inconsidérément les dépenses de fonctionnement et tout spécialement celles de personnel jusqu’à ce qu’elles mettent en péril les investissements nécessaires, alors que c’est la survie même de l’entité économique qui est en jeu.
Cette expérience et cette prudence natives expliquent qu’en face d’un chiffre, le comptable se demande d’abord comment il a été obtenu, ensuite ce qu’il signifie et comment enfin il se vérifie : soit par un recoupement interne, soit par une référence externe. Il est donc extrêmement difficile en matière de chiffres de faire avaler – ou au moins de faire avaler longtemps – des couleuvres à un comptable indépendant, averti et expérimenté. Et c’est sans doute l’origine de son côté souvent sceptique et rabat-joie, qui rend sa fréquentation quelque peu difficile et même parfois – avouons-le – franchement pénible y compris pour ses proches (à ce point qu’il existe, paraît-il, des conjoints qui s’en plaignent !). En contrepartie, il est reconnu que ce spécialiste garde plutôt les pieds sur terre, car aujourd’hui et dans un monde où un chiffre chasse l’autre, il demeure l’un des seuls à se demander systématiquement pour chaque donnée, à la fois ce qu’elle veut dire, d’où elle vient et où elle va. Cette expérience, ce réflexe itératif lui ont appris à tirer de tout une balance, en sachant qu’il n’existe guère d’avantages sans inconvénients et que les plus nocifs de ces derniers ne se révèlent qu’avec le temps, le plus souvent quand ils sont devenus incorrigibles ou irréparables. C’est pour cette raison que vous trouverez peu de comptables parmi les responsables écologistes, guère plus parmi les dirigeants politiques, tant il est difficile à ceux qui ont acquis l’inflexible discipline des chiffres de ne vendre sciemment à leurs concitoyens qu’une partie de la vérité (sa part attractive), tout en connaissant et en taisant l’autre (notamment ses risques et ses coûts).
Et à voir les résultats alarmants de notre pays sur les dernières décennies :
– les promesses non tenues, les réformes non faites ou bradées, le matraquage fiscal délirant, les dépenses en constante ascension, l’endettement géré à robinet ouvert (on vient tout juste de passer les 100% du PIB grâce aux efforts redoublés de nos grands argentiers), l’investissement régulièrement sacrifié ou repoussé ;
– le délitement accéléré des principaux services publics (dont certains sont pratiquement tombés en déshérence), la substitution onéreuse de la pratique incontrôlée de la grève publique au principe de continuité du service public qui prévalait jusqu’alors, l’argent public dilapidé sans contrôle et sans sanction efficaces, l’irresponsabilité de fait de la plupart de nos décideurs publics ;
Le problème n’est assurément pas que notre gestion publique regorge de comptables, mais bien au contraire que, parmi ses décideurs, parmi ses opérateurs et parmi ses élus, elle n’aligne sans doute pas assez de ces professionnels capables à leur place de faire front et de tenir tête à tous ceux à qui l’on n’a uniquement appris au cours de leurs hautes études qu’à dépenser toujours plus d’argent public, sans jamais leur dire comment l’économiser.
3 commentaires
Sincère
Une comptabilité devrait être sincère. Alors pourquoi La Grèce a-t-elle pu maquiller ses chiffres? Pourquoi Delanoé et Hidalgo ont-ils réouvert la taxe départementale pour la refermer ensuite? Pourquoi J2M a-t-il pu passer de la compta française à celle américaine pour cacher les trous de Vivendi? Etc.
RÉPONSE À PAUL À PROPOS DES TROUS DANS LA RAQUETTE
L'image fidèle et sincère fait bien partie des principes comptables, mais disons que cette règle est beaucoup moins familière et beaucoup moins prégnante pour les financiers, dont le but premier est généralement de séduire et de vendre, plutôt que d'informer. Il ne faut pas oublier que la Grèce avait confié ses comptes à Goldman Sachs et que le comportement ouvertement frauduleux de cette banque n'a jamais été poursuivi par l'Union européenne pour des raisons jamais expliquées et partant assez suspectes.
Pour ce qui concerne les comptes de Paris, la littérature abonde pour décrire tous les artifices et toutes les astuces employées pour éviter de révéler au Parisien l'envolée de la dette de la capitale , pour enjoliver son résultat, masquer la hausse de certains impôts et on reste sidéré de ce que permet la comptabilité publique, qui conduirait tout droit en prison un entrepreneur privé. L'État lui-même ne dédaigne pas ces pratiques, puisqu'à plusieurs reprises il a été démontré que certains de ses budgets étaient parfaitement insincères, sans bien sûr que ses auteurs n'encourent le moindre risque, ni la moindre sanction.
Pour ce qui concerne, les pratiques de Monsieur Messier, il ne faut pas oublier qu'on a à faire une fois de plus à un Inspecteur des Finances. Une fois de plus parce que c'est encore un représentant de ce corps qui s'est illustré dans la faillite aussi onéreuse que frauduleuse du Crédit Lyonnais, même si l'incendie qui a opportunément dévoré les archives de cette banque n'a pas permis de faire toute la lumière sur ce scandale d'État.
Tous les exemples que vous avancez nous mettent donc en présence de gens dont, le moins qu'on puisse dire, est que le souci de sincérité est plus qu'émoussé. Mais si vous souhaitez à tout prix une critique de la comptabilité, rien n'est parfait et elle existe: le comptable, comme l'économiste , répugnent visiblement à intégrer les données qui sont difficilement chiffrables. Ainsi alors que les uns et les autres savent parfaitement inclure dans un patrimoine la valeur d'une masure en Lozère, ils renâcleront à intégrer dans ce patrimoine la valeur actuelle d'un poste de Conseiller d'État en milieu de carrière qui a devant lui 20 ans de hauts salaires et au moins autant de confortables retraites. Résultat et notamment dans l'ancien ISF, on comptait au millier d'euros près certaines valeurs de peu , alors qu'on laissait filer sans se poser la moindre question telle autre richesse, dont la valeur actuelle représentait plusieurs millions d'euros. Il faudra bien qu'un jour la comptabilité comme l'économie se préoccupent de quitter certains calculs d'apothicaire pour saisir l'ensemble de ce qui fait réellement la richesse d'un patrimoine, d'une entreprise ou d'une nation.
sont-ce les comptables les abrutis ou les politiques des ignorants ?
BRAVO POUR RAPPELER qUE C'EST EFFECTIVEMENT LE MATHÉMATICIEN ITALIEN QUI A INVENTÉ LA PARTIE DOUBLE QUI EST UNE AVANCEE CONCEPTUELLE MAJEURE POUR SUIVRE LA GESTION ET LA SITUATION DE TOUT ORGANISME PUBLIC OU PRIVÉ
Dommage que l'auteur n'ait pas rappelé en quoi concrètement la partie double est indispensable pour comprendre la vie des affaires.
Dommage de n'avoir pas rappelé que l'Administration française ne se met que lentement et partiellement à l'utiliser ces dernières années soit 5 siècles après sa création!!
N'avez-vous pas remarquer que la plupart des budgets de nos Administrations y compris celle de l'Etat ne fait guère de différence entre une dépense de fonctionnement et un "investissement" et même le concept d'investissement est sujet au flou le plus total car pour nos politiques souvent énarques des dépenses dues au renforcement d'effectifs de certaines fonctions ministérielles sont considérées comme "investissement"
Pas étonnant puisqu'ils ignorent ce qu'est un
"actif" et un "passif"`Bref il ne faut pas s'étonner que ces gens nous mènent à la ruine par leur inconséquence souvent voulue mais cachée
J.P.D