« Circulez, il n’y a rien à voir. » C’est par cette phrase que l’on pourrait formuler « l’excuse » de la mauvaise participation aux élections européennes sous la plume de nombreux analystes et commentateurs en Europe. « C’est la même chose que les élections au Congrès américain en milieu de mandat, alors pourquoi s’en préoccuper !? » Une analyse plus approfondie des données nationales, conduite par l’IREF, révèle cependant que le taux d’abstentionnisme aux élections européennes atteint en réalité un niveau inquiétant dans de nombreux pays, ce qui ajoute aux inquiétudes concernant le déficit démocratique européen. Pire ! il semblerait que leur participation aux élections européenne, tout au long de leur vie, décourage les gens de voter aux élections nationales.
Lorsqu’ils tentent d’expliquer la faible participation aux élections européennes, les politologues se réfèrent généralement à la dimension peu visible pour l’électeur des enjeux parlementaires européens, ainsi qu’à la distance plus importante entre la décision de l’électeur et la politique concrète qui va en découler, dans la mesure où de nombreuses décisions politiques au niveau européen ne se prennent pas au Parlement européen. L’avancée visible des enjeux soumis aux votes aux niveaux individuels de centralisation est sans doute à l’origine de la dernière analyse de l’IREF du taux de participation aux quatre élections en Allemagne. De son côté, la politique économique allemande, y compris la politique fiscale, est relativement centralisée, ce qui explique que les élections locales importent moins à un contribuable donné. Comme le montre le tableau ci-dessous, le taux de participation aux élections d’un Land est toujours inférieur à celui des élections fédérales, et celui des élections locales est encore plus faible. Or même ce dernier est de loin plus élevé que le taux de participation aux élections européennes…
Dans cinq pays seulement, la participation aux européennes se trouve en mesure de concurrencer la faible participation aux élections locales : à part deux Länder de l’ancienne RDA, il y a, on l’aura deviné, les trois Etats qui entourent Strasbourg …
Le défaut de confiance à l’égard du Parlement européen a aussi été analysé comme une raison de l’abstentionnisme élevé aux quatre coins de l’Europe. Certes, il est en théorie évident que la participation soit tirée vers le bas par l’abstentionnisme très élevé de certains Etats. Il n’en reste pas moins vrai que le taux de participation aux européennes se détermine en gros dans chaque pays, en fonction des mêmes facteurs que celui des élections nationales. Toutes choses égales par ailleurs, ce dernier est à l’évidence plus élevé lorsque le vote est obligatoire, si l’élection se passe conjointement avec une autre élection ou un vote, et lorsque l’élection a lieu le weekend. On estime que la création de plus d’une circonscription par pays (actuellement seules la Grande-Bretagne, l’Irlande et la France ont plusieurs circonscriptions aux européennes) et le fait de programmer le vote le weekend pourrait accroître le taux de participation de 10 points. Cela sera-t-il suffisant assez pour ramener l’écart entre les participations aux européennes et aux élections nationales ?
Non. Comme le graphique le montre, ce que l’on pourrait nommer le « déficit de participation européen » reste à peu près constant dans le temps, à environ 20 points en moyenne. De nombreux chercheurs ont commenté la similitude frappante entre le taux de participation aux européennes et celui des élections au Congrès américain en milieu de mandat où, d’après l’excuse qui en est fournie : « les choses importent moins qu’aux élections synchronisées au Congrès et à la présidentielle », ce qui sous-entend en fin de compte que le déficit européen n’est pas si grave. Il n’empêche, la littérature récente en sciences politiques réserve la définition standard « d’élection de second ordre » aux élections européennes.
Le déficit de participation européen au niveau des pays membres
Prétendre que le déficit de participation à l’élection européenne est constant dans le temps, ou qu’il reproduit celui des élections américaines en milieu de mandat, gomme les importantes variations entre les pays. Il est possible que le déficit de participation européen soit constant dans le temps, mais certainement pas en fonction des pays. A l’aide de données provenant du service de recherche du Parlement européen, qui a rassemblé des informations sur le taux de participation aux dernières élections nationales, de 2010 à 2013 dans les pays membres, l’IREF a pu calculer le déficit de participation aux élections européennes pour chacun des pays. Pour les élections nationales, chaque membre de l’Union européenne a son taux propre de participation, qui oscille entre 90 %, et plus dans les pays où le vote est obligatoire : la Belgique et le Luxembourg, et jusqu’à moins de 50 % en Lituanie, en Pologne, en Hongrie ou en Roumanie. Il faut dire encore que le vote obligatoire ne garantit pas une participation élevée, la Grèce, par exemple, n’ayant pas eu plus de 63 % aux dernières élections nationales.
Le graphique ci-dessous affiche le pourcentage d’électeurs aux dernières élections nationales qui ont également voté aux élections européennes, ce qui permet ainsi de mesurer d’emblée le déficit de participation européen de chaque pays. C’est là une mesure beaucoup plus pertinente que celle souvent utilisée des « 20 points ». Etant donné le taux de participation de base relativement faible dans de nombreux pays, ces 10 points signifient en réalité un déficit de participation important.
En fait, nos résultats sous-estiment l’étendue réelle de ce déficit : le taux de participation aux élections nationales date des années qui ont suivi les dernières élections européennes ; et si la baisse tendancielle de la participation devait se confirmer, le taux de participation de base aux européennes dans une année ultérieure, avec laquelle on pourrait comparer, aurait été encore plus faible.
Il est clair qu’il n’y a pas de « taux constant européen » que l’on puisse déduire du taux de participation habituel au niveau national, car le déficit de participation varie selon les pays. En Belgique, le taux de participation obligatoire en 2009 était en fait plus élevé d’un point que celui des élections nationales de 2010 : ce qui n’est guère surprenant, dans la mesure où le seul critère d’éligibilité pour voter aux européennes est d’être citoyen de l’Union et, curieusement, de « pouvoir parler le français, le néerlandais, ou l’allemand ».
Par ailleurs, dans les pays où le vote est facultatif, le déficit de participation européen va de 10 % en Lettonie à 67 % en Slovaquie. Autrement dit, les deux tiers des Slovaques, qui ont participé aux dernières élections nationales, n’ont pas voté aux dernières élections européennes. Trois pays : la République tchèque, la Slovénie et les Pays-Bas présentent un taux de participation aux européennes qui se monte à moins de la moitié de celui des élections nationales, la Pologne franchissant tout juste la borne magique avec 50.1 %. Parmi les 8 pays les plus peuplés de l’Union, 6 se situent dans la moitié inférieure des pays qui présentent le déficit de participation européen le plus élevé.
Qui sont ces gens qui ne vont pas voter !?
Bien entendu, il n’y a pas de données précises, mais diverses estimations suggèrent qu’il s’agit surtout de- jeunes. Environ la moitié des 20-30 ans seulement votent par comparaison avec les 60-70 ans, selon un échantillon consolidé pour l’Union dans son ensemble aux européennes de 2009. Cela dit, si ceci se définit comme une expression liée à la jeunesse de cette catégorie, on pourrait espérer ainsi que le déficit européen de participation diminue avec le temps. Les données à long terme suggèrent cependant que les jeunes sont toujours moins nombreux à voter que leurs aînés, et que, de plus, le taux de participation actuel des jeunes se situe environ à 10 points en-dessous de celui de leurs parents au même âge. Ainsi, au fur et à mesure que les jeunes Européens d’aujourd’hui – remplacent la génération qui les a précédait, puis sont – remplacés par des jeunes qui votent encore moins, on peut en conclure que la participation aux européennes est vouée à décliner encore.
Attention : l’organisation d’élections européennes peut nuire à la santé démocratique
Jusqu’à présent, suivant l’exemple de la majorité des politologues, nous avons pris pour base les élections nationales qui, augmentées de facteurs supplémentaires d’élections « de second ordre », sont à l’origine du faible taux de participation aux européennes. Nous avons vu sur le premier graphique qu’une corrélation importante entre les deux participations était remarquablement constante dans le temps. En revanche, là où il y a corrélation, il est légitime de se demander si l’impact s’opère dans le sens inverse.
Quoique plus récentes que les élections nationales, les élections européennes seraient-elles amenées à limiter le taux de participation au niveau national ? La – causalité en est évidemment difficile à prouver statistiquement, mais grâce à une analyse judicieuse nous pouvons nous en rapprocher. Sara Hobolt et son co-auteur de l’Université d’Oxford se demandent si « les élections européennes ont des conséquences inversées pour la démocratie en Europe ». A l’aide d’un modèle de régression discontinue, ils concluent que les élections européennes ont pour effet de diminuer le taux de participation aux élections nationales, « notamment du fait de l’incapacité à mobiliser les nouveaux électeurs pour ces élections, sans compter les effets à long terme sur la future participation électorale ». Autrement dit, les élections européennes contribuent à fixer les jeunes dans un taux de participation plus faible, qui va les accompagner tout au long de leur vie. En effet, toute élection, qu’elle soit nationale ou européenne, accueille un certain nombre d’électeurs en herbe qui ont vieilli depuis le dernier scrutin. Or, si l’on appartient à une génération dont la première élection est européenne, personne ne sera jamais un électeur aussi actif que ceux qui ont commencé à voter pour une élection nationale. Le taux de participation y sera de la sorte toujours inférieur de 6 points !
Résultat : le faible taux de participation n’est pas seulement l’expression d’une lassitude sous-jacente des électeurs ; il est à l’origine même du problème. L’attention des électeurs est un bien rare et précieux ! Si celle-ci est utilisée inutilement pour des élections ayant peu d’impact sur leur vie quotidienne, voire sur leurs impôts, il restera d’autant moins de votants aux élections qui déterminent réellement les enjeux fiscaux. Si les Suisses se satisfont de voter plusieurs fois par an, c’est parce les questions qui leur sont posées sont vraiment importantes pour eux. La maladie du déficit démocratique européen (lien) se propage ainsi vers la prise de décisions collectives à des échelons inférieurs, avec une chance bien plus importante de correspondre à la volonté générale de groupes locaux plus homogènes. Et Hobolt et Franklin de conclure : « Les élections au Parlement européen, privées de concurrence réelle entre les partis sur les choix politiques proposés, ainsi que du lien clair entre gouvernants et gouvernés facilitant l’intérêt et l’engagement du public, peuvent ainsi avoir des conséquences négatives, imprévues pour la démocratie, à la fois au niveau de l’Union européenne et au niveau national. »