Après la mort de James Buchanan, il y a un peu plus d’un an, la science économique perd à nouveau l’un des grands esprits de cette discipline : Gary Becker est décédé le samedi 3 mai 2014. Collègue de Milton Friedman à la prestigieuse Université de Chicago, il a fait figure de pionnier quand il a inclus dans le champ de l’analyse économique les délits, comme le crime, ou encore l’union légitime par le mariage, jusqu’alors des objets d’études exclusives des sociologues. Ses travaux ont été récompensés par les prix les plus prestigieux, notamment la médaille John Bates Clark et le Prix Nobel.
Une nouvelle théorie du consommateur
La thèse de doctorat de Gary Becker représentait en elle-même une grande première, qui appliquait l’analyse économique aux phénomènes de discrimination. C’est donc très tôt que Gary Becker s’est intéressé aux comportements sociaux, et se rendit compte que les outils économiques pouvaient y apporter des éléments de réponse. Sur ce point, on peut dire que le sociologue Raymond Boudon partageait la même analyse, dans la mesure où le Français devait appliquer au cours des années 1980, cette même méthodologie à l’étude de « l’égalité des chances ».
Ainsi, les travaux de Gary Becker éclairaient d’un jour nouveau les nombreux problèmes des sciences humaines, tels que l’origine du taux de fécondité, les besoins des consommateurs, ou la compréhension des interactions sociales, notamment au sein du ménage. L’analyse de Gary Becker réfutait par ailleurs les thèses, à la mode déjà à son époque, mais contraires au raisonnement économique : les gaspillages de la société de consommation, la hiérarchie des besoins, qui est la thèse selon laquelle il y aurait une consommation inutile, ou encore la mise en esclavage du consommateur par le producteur.
Mais le plus important est que le consommateur a cessé de se juger lui-même en être passif, par la grande importance qu’il a conférée à la contrainte budgétaire de son « panier de biens ». Milton Friedman avait déjà jeté les bases, avec sa théorie des anticipations, de cette nouvelle vision du rôle actif du consommateur, en montrant que ce dernier était capable de prendre des décisions selon les moments, c’est-à-dire de choisir entre la consommation ou l’épargne. Mais Gary Becker va plus loin en appliquant le même cadre d’analyse, afin d’étudier la façon dont seront répartis les temps de travail et de loisirs, avec les conséquences de cette répartition sur l’ensemble des dépenses. Pour Becker, l’achat n’est pas un « acte économique final », car on peut faire correspondre son acte à une satisfaction définie. Le consommateur devient son producteur de satisfaction, dont le choix de consommer, ou non, est conditionné par deux variables essentielles : la satisfaction que lui procure cette consommation et le temps qu’il aura mis à la satisfaire.
L’humain au cœur du système
Le temps, dans l’analyse de Becker, devient ainsi une variable importante, trop souvent négligée dans l’analyse marshallienne. Les préférences du consommateur ne sont plus constantes, comme on l’a longtemps supposé, mais elles peuvent évoluer. Cette variable dans le temps permet également de mieux appréhender l’importance de la liberté du consommateur, où chacun se trouve peut réaliser ses choix de consommation en fonction de ses ressources, elles-mêmes plus ou moins limitées. On peut en déduire qu’en consommant, l’individu ne cède pas à ses pulsions, mais fait plutôt des choix rationnels par rapport à une contrainte de temps et d’argent, eux-mêmes inégalement répartis au sein de la société.
Plus largement, Becker va considérer le ménage comme une unité économique ressemblant à une autre, en établissant souvent un parallèle avec l’entreprise. Pour l’économiste, le ménage cherche à atteindre au mieux sa satisfaction en fonction de ses ressources en temps, dont les unités sont reparties entre le temps de travail, et le temps en-dehors du travail (loisirs, tâches ménagères, etc.), et ses ressources pécuniaires. Puis, les économistes chercheront à comprendre les mécanismes qui incitent plus ou moins au travail.
À l’heure où le débat sur les inégalités fait tant de bruit, peut-être devrions-nous nous rappeler – ces quelques enseignements de Gary Becker. En effet, sa théorie du capital humain nous éclaire sur ce sujet.