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L’Europe et sa défense, une brève histoire d’ambitions abandonnées et trahies

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L’Europe et sa défense
La nouvelle doxa, répétée ad-nauseam depuis quelques semaines sur les réseaux sociaux et dans les grands médias d’Europe occidentale, prétend que « l’Europe a été construite pour la paix et désormais elle veut faire la guerre ». Elle paraît très orchestrée, car propagée surtout par des individus admirateurs plus ou moins discrets de Poutine,  à peu près dans les mêmes termes. De la part d’individus dont beaucoup dénoncent depuis des années la faiblesse et l’inefficacité de l’UE, quand ils ne l’accusent pas d’être… totalitaire, cette position a quelque chose d’ironique.  Mais elle est surtout fausse historiquement !

L’Europe envisagée par les « pères fondateurs » avait plusieurs composantes : économique (la CEE), énergétique (la CECA et Euratom), diplomatique (la CPE) et militaire (la CED, puis l’UEO).

La Communauté politique européenne, proposée dès 1952 mais qui a avorté lorsqu’il devint clair que le projet de la Communauté européenne de défense allait être rejeté par l’alliance « anti-cédiste » des gaullistes et du PCF, prévoyait bien la création d’une communauté européenne chargée de définir une politique étrangère commune à laquelle était subordonnée la création d’une armée commune.

Quant à la Communauté européenne de défense, son but était de créer une armée avec des institutions supranationales, placées sous la supervision du commandant en chef de l’OTAN. Dans une déclaration devant l’Assemblée nationale, le 24 octobre 1950, René Pleven dévoile le projet : « Création, pour la défense commune, d’une armée européenne rattachée à des institutions politiques de l’Europe unie, placée sous la responsabilité d’un ministre européen de la Défense, sous le contrôle d’une Assemblée européenne, avec un budget militaire commun. Les contingents fournis par les pays participants seraient incorporés dans l’armée européenne, au niveau de l’unité la plus petite possible ».

Notons par ailleurs que ce projet apparut en plein milieu de la guerre de Corée, ce qui n’avait rien d’un hasard : la CED avait bien pour vocation d’intervenir.

De la Communauté européenne de défense en 1950 à l’Union de l’Europe occidentale fin 1954

La CED s’est bloquée en 1954 pour plusieurs raisons, dont la principale était la peur d’un réarmement de l’Allemagne fédérale (la RDA n’eut pas ces pudeurs de gazelle, lorsqu’elle institua des forces armées nationales dès 1952), et, pour les gaullistes, le refus d’une mise sous tutelle américaine (le commandant en chef de l’OTAN était nommé par le président des Etats-Unis) d’une partie des forces armées françaises concédées à l’armée européenne. Quant aux communistes (103 députés), les raisons de leur opposition sont assez claires.

L’échec de la CED conduit à la création de l’Union de l’Europe occidentale dès la fin de 1954 dans le cadre des accords de Paris. L’UEO était une organisation de coopération militaire et de défense, composée initialement des 6 membres des Communautés et du Royaume-Uni. Mais les Européens ne croyaient guère à ce projet (la RFA posait d’ailleurs des limites à sa participation, considérant les statuts comme discriminatoires à son égard) et ont préféré confier leur sécurité collective à l’OTAN.

L’Europe à donc été jusqu’à la fin des années 80 du siècle dernier prisonnière du dilemme énoncé par le président Giscard d’Estaing dès 1974-1975 : « la mise en place d’une action commune de défense européenne », confrontée aux « craintes que suscitent pour l’Union soviétique des projets d’organisation de défense européenne ».[1]

L’idée d’une défense commune européenne fait son chemin

Dès la fin des années 70 cependant, un certain consensus (à l’exception bien sûr du PCF) apparaît dans la classe politique française pour une intégration européenne plus poussée en matière de défense, y compris chez les gaullistes puisque le 20 août 1979, dans le Nouvel Observateur, Alexandre Sanguinetti et le général Buis prônent une entente nucléaire franco-allemande. A la fin 1979, un certain nombre des parlementaires allemands suggèrent de donner un peu de consistance à l’UEO par la coordination des politiques de défense et la fusion des assemblées des Sept et des Neuf. Certes la défense européenne apparaissait encore utopique, mais elle était au cœur de la réflexion stratégique non seulement française, mais de la plupart des pays de la CEE[2].

La fin de l’URSS a incité les Européens à croire à la paix pendant près de 35 ans (1989-2022) et nul ne peut dire si l’histoire nous en voudra de notre optimisme. Elle retiendra sans doute en revanche notre aveuglement, notre naïveté et la complicité de certains.

La paix en Europe, une neutralité subie ?

Depuis lors, l’Europe a vécu ce qu’Alain Minc a appelé, en 1986, le syndrome finlandais[3]. Ce fut le titre de ce livre, à contre-temps de l’histoire puisque l’URSS, marionnettiste de la finlandisation, n’existerait plus 6 ans après sa publication. Puis, la Finlande, dans un retournement historique, siffle elle-même la fin de la récréation en rejoignant l’OTAN le 4 avril 2023) : comme Minc, elle supposait la guerre hors du jeu. L’Allemagne abandonna l’Ouest et l’Est pour revenir au centre de l’Europe .

Ce que certains appellent la paix en Europe ne serait donc qu’une neutralité subie, dans la filiation de la « ligne Paasikivi », où l’accent est mis sur la nécessité de maintenir de bonnes relations de confiance avec la Russie de Poutine, quelles que soient par ailleurs la politique ou les actions de ce dernier. La finlandisation était pour la plupart des Finlandais, puis des Européens, simplement le triomphe du réalisme : il s’agissait de profiter des relations commerciales avec la Russie (importation d’énergie bon marché et débouché pour produits semi-manufacturés, machines-outils et biens de consommation).

Une neutralité qui est surtout une absence

Il est fascinant de voir comment, dans ce contexte, les pacifistes se présentent le plus souvent à la fois comme les parangons de la « realpolitik » et comme les défenseurs de la grandeur nationale !

Manifestation de cette « realpolitik », le 31 mars 2010, l’UEO est dissoute, alors que dès le début des années 2000, le nouveau régime russe reprenait la dialectique diplomatique soviétique : l’organisation d’une défense européenne, qu’elle soit autonome ou au sein de l’OTAN, est inacceptable. Et l’Europe acquiesça.

Quelques grandes voix se sont élevées contre cet état de fait. Je n’en citerai qu’une, celle d’un homme que j’ai eu la chance de côtoyer et que de nombreux « pacifistes » osent sans vergogne aujourd’hui présenter comme l’un des leurs, le citant bien sûr  hors de tout contexte. Philippe Séguin, dans son fameux discours du 5 mai 1992 lorsqu’on débattait de la ratification des accords de Maëstricht, dénonça « l’absence radicale de la Communauté lors de tous les évènements majeurs de la fin des années 80 et du début des années 90 »[4], puis insista : les pays d’Europe centrale et orientale « ont des droits sur nous. A deux reprises, ils ont payé pour nous », appelant notre attitude « une extraordinaire victoire posthume pour le stalinisme et l’Europe de Yalta »[5].

La chute de l’URSS a endormi les peurs

« L’Europe » s’est certes construite sur un message de paix, mais non pacifiste. Elle n’a jamais été construite « pour » la paix : son objectif premier était la reconstruction de l’économie des pays associés, grâce à la promotion de politiques communes et à la réconciliation franco-allemande. Après le coup de Prague (en février 1948), les dirigeants occidentaux n’eurent bien entendu plus de doutes sur la volonté impérialiste de l’Union soviétique. Et dès 1950, ses pères fondateurs – que nul n’oserait qualifier de va-t-en guerre – envisageaient et promouvaient la mise en place d’institutions politiques et militaires au même titre qu’énergétiques et économiques. Le développement de capacités de défense, et d’intervention militaire, resta central jusqu’à la chute de l’URSS, à la suite duquel nos concitoyens préférèrent le confort offert par l’énergie bon marché et les débouchés commerciaux de la Russie de Poutine à une analyse véritable des menaces militaires pesant sur notre continent.

Des projets de défense et de sécurité aux oubliettes

Mais n’accusons pas tous les dirigeants européens du XXIème siècle d’aveuglement. Par exemple, le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe prévoyait, dans la lignée de ses textes fondateurs, une politique de sécurité et de défense commune assurant à l’Union « une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. L’Union peut y avoir recours dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies. L’exécution de ces tâches repose sur les capacités fournies par les États membres[6]. » De même, les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires. Devait également être instituée « une Agence dans le domaine du développement des capacités de défense, de la recherche, des acquisitions et de l’armement (l’Agence européenne de défense) pour identifier les besoins opérationnels, promouvoir des mesures pour les satisfaire, contribuer à identifier et, le cas échéant, mettre en Å“uvre toute mesure utile pour renforcer la base industrielle et technologique du secteur de la défense, participer à la définition d’une politique européenne des capacités et de l’armement, ainsi que pour assister le Conseil dans l’évaluation de l’amélioration des capacités militaires »[7].

Une armée européenne n’aurait pas vocation à « faire la guerre », mais à s’engager aux côtés de ceux qui, comme le clame le préambule du texte constitutionnel, s’inspirent des « valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit » contre les ennemis de celles-ci.

Malheureusement, la maladresse ou l’ambition de certains a tué ce projet.

Voilà l’Europe réelle. Elle ne plaît peut-être pas à tous ceux qui aiment tant récrire l’histoire en fonction de leurs idéologies, sans trop se soucier des contradictions et télescopages entre faits et valeurs que cette révision peut provoquer. Ceux-là voient certainement avec délectation l’Europe s’endormir. Nous espérons, nous, qu’elle se réveillera bientôt pour sonner la fin des impérialismes sur son sol.


 

[1] La politique de défense du Président Giscard d’Estaing, par François de Rose, in La politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, sous la direction de Samy Cohen et Marie-Claude Smouts, pp. 198-199, Presses de la FNSP, 1985.

[2] Valéry Giscard d’Estaing de la défense de l’Europe à la défense européenne, par Maurice Vaïsse, in Les années Giscard. Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe 1974-1981, sous la direction de Serge Bernstein et Jean-François Sirinelli, Armand Colin, 2006.

[3] Le syndrome finlandais, Alain Minc, Seuil, 1986

[4] Discours pour la France, Philippe Séguin, Grasset & Fasquelle, 1992, p.75

[5] Id. pp. 79-80

[6] Article I-41 §1

[7] Article I-41 §3.

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