A réseaux globaux, polémiques mondiales. L’acquisition de Twitter par Elon Musk en 2022 avait déjà soulevé les passions et fait couler beaucoup d’encre pour dénoncer la mainmise sur ce réseau par son nouveau propriétaire ; son intervention massive sur X lors de la dernière campagne présidentielle américaine et ses prises de positions très polémiques sur la politique européenne ces derniers mois ont démultiplié les protestations. D’où le lancement d’un mouvement de boycott de ce réseau social, notamment à travers la création d’une application HelloQuitteX sous l’égide (et avec les moyens) d’un chercheur du CNRS.
Le maître mot de la dénonciation de X version Musk est celui de sa « toxicité », à travers la forte charge émotionnelle des messages, la prime aux insultes, l’abondance des fake news, les ingérences étrangères, et surtout l’existence (supposée) d’un algorithme orientant par de multiples biais le débat en faveur des thèses climatosceptiques, conspirationnistes et « d’extrême droite ».
Le réseau X reflète un partage d’opinions très équilibré
A vrai dire, les études alléguées à l’appui de cette thèse suscitent des réserves méthodologiques et leurs conclusions sont d’ailleurs bien moins tranchées que leurs comptes rendus médiatiques et leur sont même parfois contraires[1]. Par ailleurs d’autres enquêtes, bien plus satisfaisantes sur le plan méthodologique, comme celle du Pew Research Center en septembre 2024, ont démontré le rééquilibrage politique de X aux Etats-Unis depuis l’arrivée de Musk. Contrairement aux fake news complaisamment répandues, cette plate-forme est désormais, de tous les grands réseaux, le reflet le plus égalitaire de l’opinion américaine avec 48% des comptes favorables aux démocrates et 47% aux républicains[2]. Ces résultats contrastent fortement avec l’orientation très majoritairement à gauche des usagers de Twitter relevée en 2019 par le même Pew Reasearch Center[3]. La virulence des attaques actuelle contre X ne s’expliquerait-elle donc pas tout simplement par la frustration de la gauche d’avoir perdu sa domination sur ce réseau ? Frustration, pour ne pas dire « panique morale », qui semble à vrai dire caractériser toutes ses indignations sur les évolutions actuelles du champ médiatique.
John Stuart Mill, ou le nécessaire pluralisme dans le débat public
Mais au-delà de ces bais méthodologiques et politiques, ces polémiques invitent à revisiter la riche tradition libérale sur le sujet cardinal de la liberté d’expression. En l’occurrence, les réflexions de John Stuart Mill ( libéral en ce qui concerne la liberté d’expression) dans son On Liberty, qui a démontré l’apport irremplaçable du pluralisme au débat public :
Premièrement, une opinion qu’on réduirait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affirmer sa propre infaillibilité.
Deuxièmement, même si l’opinion réduite au silence est fausse, elle peut contenir – ce qui arrive très souvent – une part de vérité ; et puisque l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n’est que par la confrontation des opinions adverses qu’on a une chance de découvrir le reste de la vérité.
Troisièmement, si l’opinion reçue est non seulement vraie, mais toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement.
Et cela n’est pas tout Car, quatrièmement, le sens de la doctrine elle-même sera en danger d’être perdu, affaibli ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite : le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien, mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou
l’expérience personnelle. » (De la Liberté, p. 41)
En résumé, l’émergence de la vérité n’est possible, d’un point de vue strictement cognitif, et sans aucun appel à des considérations morales que par la confrontation des opinions les plus contraires, y compris les plus fausses. Cet appel au pluralisme le plus large possible comme condition de l’émergence de la vérité résonne au passage comme un vibrant plaidoyer avant la lettre en faveur des community notes (l’évaluation factuelle des messages réalisée par les avis des usagers eux-mêmes) contre le fact-checking d’autorités nommées ou auto-proclamées : or le remplacement de celui-ci par celles-là est l’une des mutations majeures apportées par Musk et un autre sujet d’indignation des « anti-X », d’autant que Facebook et Instagram (Meta) viennent de suivre ce « fâcheux » exemple.
Si la liberté est nocive, il appartient à ses détracteurs de le prouver
Muni du viatique de Mill, il est possible d’établir les critères d’une juste position qui, de fait, doit rester vigilante vis-à vis de X version Musk. Car, sur plusieurs points, ses adversaires n’ont pas tort : l’instrumentalisation de ce réseau par son propriétaire est indiscutable, comme le montre la priorité « providentielle » de ses messages sur le compte de chaque usager. Et le nombre de ses abonnés (plus de 200 millions) rend ipso facto le poids de son opinion sans égale dans le débat public. Mais tant que X ne dispose d’aucun monopole, tant que l’existence d’un algorithme falsifiant les données et les termes du débat reste indémontrée, et tant que la liberté d’opiner y demeure intacte (y compris rappelons celle de « bloquer » son propriétaire et de ne suivre que ses propres abonnés), il n’y a aucune raison de le boycotter et encore moins de l’interdire. Dans ce contexte, l’ouverture d’une enquête sur l’algorithme de X par le parquet de Paris montre donc une inquiétude très sélective : pourquoi aucune investigation sur TikTok par exemple ? Elle aura, du moins peut-on l’espérer, le mérite de trancher le débat.
Du moins peut-on l’espérer, car encore faut-il que soit respecté dans cette procédure le principe fondamental qui est la pierre angulaire de notre État de droit depuis la Déclaration de 1789 et la loi sur la liberté de la presse de 1881 : ce n’est jamais à la liberté de se justifier, mais à ses restrictions de l’être[4]. Comme disait encore Mill, « La charge de la preuve (the burden of proof) est supposée reposer sur ceux qui sont contre la liberté, qui plaident pour une restriction ou une interdiction […] La présomption (the a priori assumption) est en faveur de la liberté »[5]. Faute de quoi, nous serions en présence d’une nouvelle chasse aux sorcières et d’une énième manifestation de la cancel culture qui anime le zèle sectaire de nos bien-pensants.
« L’affaire X-Musk » n’en est donc qu’à ses débuts.
[1] Voir par exemple[1]« Crowdsourced audit of Twitter’s recommender systems », Nature 5 octobre 2023, https://www.nature.com/articles/s41598-023-43980-4
[2] « Demographic profiles and party identification of regular social media news consumers in the U.S ». https://www.pewresearch.org/journalism/fact-sheet/social-media-and-news-fact-sheet/pj_2024-09-17_social-media-news-fact-sheet_0-02/
[3] “Sizing Up Twitter Users”, https://www.pewresearch.org/internet/2019/04/24/sizing-up-twitter-users/
[4] Sur le régime et les enjeux actuels de la liberté d’expression en France, voir les contributions récentes et complémentaires de Caroline Valentin, « Les procédures-baîllons », Cités, n°100, 2024 et de Basile Ader, Équilibres et mérites de la loi qui encadre la liberté d’expression en France, Fondapol, 2025.
[5] J. S. Mill, Collected Works, University of Toronto Press,1963, vol. 21, p. 262.
8 commentaires
bah je vote pour la liberté d’expression pas pour musk… je voterai à gauche à la seconde où ça basculera.. pas plus tard qu’hier j’ai eu un post sur facebook de lomborg etiqueté faux… mais facile de vérifier que vrai factuellement.. en gros sur le fait que ce jour là RWE produisait avec de la lignite.. et impossible de partager avec un commentaire sur le fact checking… qui en fait changeait le propos de lomborg..
En effet, lancer une enquête sur X, mtnt, et pas sur Tik Tok il a y deux ans déjà, est tellement évidemment politique. Visiblement ils craignent quelque chose majeur: en suppose qu’il s’agit de la perte de leur monopole sur les infos et le média.
Mais pire encore ils assument sans scrupule que cela les inquiètent clairement plus que les effets néfastes pourtant très largement discuté de laisser en libre distribution un réseau de toute apparence d’espionnage chinois.
Sans préjuger ni l’un ni l’autre, je sais lequel mérite plus leur attention.
Je partage votre avis sur le fait que l’enquête déclenchée à l’encontre de X et de son propriétaire est éminemment politique. Que dire de la suppression de C8 par l’ARCOM ? groupe Bolloré qui ne plait pas au pouvoir en place. L”idéologie de gauche est largement répandue dans les médias, presse, tv, etc… dont beaucoup subventionnés par l’argent publique (France télévisions) et cela depuis bien longtemps au détriment de d’autres idées. Il est plutôt sain pour la démocratie d’avoir des opinions de tous bords et de pouvoir les exprimer. Donc oui au nouveau twitter, même si je trouve que son patron, Elon Musk, est excessif dans certains domaines. Lui au moins ne refuse pas d’être contesté ou zappé, contrairement à des journalistes de bien moindre talent que j’éviterai de nommer ici. La gauche dans ce pays est influente depuis Mitterrand et ses représentants – médias mais aussi les politiques – ont réellement la “trouille” de perdre leurs pouvoirs…. et tout ce qui va avec.
Dès que l’on évoque la liberté d’expression, on ressent déjà un relent de suspicion au point qu’en général c’est… pour la défendre!
On ferait mieux de se focaliser sur CEUX qui la mettent en péril et qui devraient être pénalement sévèrement punis. Par exemple: dissolution de l’ARCOM et poursuite de ceux qui ont osé s’en prendre arbitrairement à C8 pour ses opinions.
C’est cela protéger la liberté d’expression.
Il faut un texte de loi qui permette de POURSUIVRE ceux qui s’en prennent à la libre expression et non pas DEFENDRE la liberté d’expression.
Exact, la meilleure défense c’est l’attaque!
Plutôt que défendre la liberté d’expression il faut attaquer ceux qui la restreignent!
Faut-il rappeler que la liberté d’expression est GARANTIE par la Constitution! La gauche la déteste pour de bonnes raisons, elle dévoile ses mensonges!
C’est exactement ce que je pense depuis toujours, mais c’est la première fois que je le trouve exprimé si adroitement – forcément plutôt à droite – et si paisiblement. Un joli tout de force sémantique que j’apprécie ! Bravo !
Nos anciens traditionnels – n’en déplaise à Mélenchon – étaient pleins de bon sens : “Celui qui veut tuer son chien l’accuse d’avoir la rage” Est-ce que ceux qui veulent détruire X font autrement ? Vieilles recettes toujours d’actualité.