Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Nanterre, Francis Démier signe un remarquable ouvrage paru aux Presses Universitaires de Rennes, riche et fouillé, sur l’un des libéraux français du XIXe siècle peut-être parmi les plus méconnus aujourd’hui, Adolphe Blanqui (1798-1854), dont la notoriété a été durablement éclipsée par celle de son frère, le révolutionnaire socialiste Auguste, qui passa plus de la moitié de sa vie en prison. Sous-titré « le libéralisme contre les inégalités », le livre en question nous rappelle aussi à propos que les libéraux français ont été les premiers à poser ce qu’on appelait alors la « question sociale », Adolphe Blanqui ayant eu particulièrement à cœur de contribuer à porter remède aux plaies sociales de la France de son temps grâce aux apports de l’économie politique qu’il entend démocratiser. Car loin de penser le libéralisme sur le mode d’une utopie politico-économique, Adolphe Blanqui, entre autres libéraux français du XIXe siècle, ne se dissimule pas que la société libérale est imparfaite, société qu’il est néanmoins possible de rendre progressivement meilleure – au besoin par une intervention étatique, mais toujours nettement délimitée. Tandis que les socialistes doctrinaires agitaient la question des inégalités comme prétexte visant à soumettre le pays à une révolution collectiviste sans précédent, Blanqui comprit que c’est au contraire dans le réformisme libéral, un réformisme toujours prudent et jamais sectaire, que se trouvaient certaines des solutions aux problèmes économiques et sociaux de son temps. L’auteur du livre rappelle ainsi ce propos d’Adolphe Blanqui : « Que la société soit susceptible de réformes ou d’amélioration, c’est ce que personne ne songe à nier ; mais il y a loin d’un simple perfectionnement à une révolution radicale » (Cours au Conservatoire, 1838-1839, p. 235, cité p. 173).
La défense du libéralisme par ce disciple de Jean-Baptiste Say que fut Adolphe Blanqui s’enracine déjà dans une conviction, éprouvée par les faits, que le libre-échange est incomparablement préférable au protectionnisme. Car celui-ci se révèle toujours être en définitive source de paupérisation, là où celui-là tend au contraire à enrichir les populations décidant de commercer librement entre elles. Tourné vers l’amélioration du sort matériel et le bien-être du plus grand nombre, le libéralisme d’Adolphe Blanqui s’oppose ainsi au capitalisme « monopolitistique » de quelques-uns, qui rêvent de pouvoir s’emparer des leviers du pouvoir économique en éradiquant toute forme de concurrence à leur seul et unique profit. Ainsi que l’écrit Francis Démier, Adolphe Blanqui comprit que « la seule manière de réformer l’économie française » était « de l’exposer sans plus attendre à la pression de la concurrence extérieure » (p. 191). L’auteur nous rappelle également la réponse que fit Blanqui aux patrons de l’industrie du coton, qui plaidaient pour le maintien de tarifs douaniers afin – disaient-il – de « préserver l’emploi et les salaires » : « Les seul résultat qu’éprouvent les ouvriers des taxes douanières c’est de payer plus cher les produits protégés, c’est d’être réellement appauvris de tout le tribut payé aux industriels privilégiés ». La défense du protectionnisme est ainsi perçue par Blanqui comme une manière de vouloir raviver certaines structures d’ancien régime pourtant en principe révolues, fondées sur l’octroi de privilèges à certaines catégories de personnes au détriment du plus grand nombre. Adolphe Blanqui s’inscrit ainsi, comme il est fort justement écrit, dans « une veine du libéralisme français attachée à conjuguer le message égalitaire de la Révolution et l’économie politique d’Adam Smith ». Aussi la démarche de Blanqui, poursuit l’auteur, « trouva son ancrage dans une critique du capitalisme protectionniste considéré comme une résurrection de l’économie de privilège. Le monopole est pour Blanqui une sorte de nouvelle aristocratie ». Une leçon que les protectionnistes actuels en tous genres seraient bien avisés de méditer avec toute l’attention qu’elle devrait requérir…
Grand voyageur – on lira en particulier sur ce point les chapitres « Voyageur dans l’Europe post-napoléonienne » et « Entre ‘barbarie et civilisation’, les enquêtes d’un académicien » – toujours soucieux d’observer les réalités concrètes propres à chaque pays, ayant réussi dans la vie grâce à son propre talent – de pauvre étudiant qu’il fut sous la Restauration il devint une personnalité importante sous la monarchie de Juillet (p. 17) -, Blanqui fut l’un des fondateurs du Journal des Économistes, dont il fut aussi le premier rédacteur en chef, en 1841-1842 (cf. Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 750-751). Il prit également la suite de son maître Jean-Baptiste Say en 1833 en occupant la chaire d’économie politique du Conservatoire national des Arts et Métiers, que le grand économiste avait précédemment occupée (ibid.), faisant paraître quatre ans plus tard une Histoire de l’économie politique depuis les anciens jusqu’à nos jours.
La lecture de cet ouvrage savant, qui remet brillamment à l’honneur l’un des grands libéraux français du XIXe siècle, hélas ! trop peu relu de nos jours, ne peut qu’être conseillée à nos lecteurs, à plus forte raison dans un pays qui a poussé jusqu’à l’amnésie quasi-totale le refoulement de sa propre tradition intellectuelle libérale, pourtant grande et riche.
3 commentaires
Je lirai avec plaisir ce livre. Je connaissais “les frères Blanqui”, mais je n’avais encore jamais lu Adolphe… Il me semble qu’Adolphe est également traducteur d’Adam Smith en français, si je me souviens bien. Concernant le protectionnisme, je partage votre scepticisme a priori. Cependant, il me semble que l’analyse du colbertisme et la théorie de Friedrich LIST (la théorie des forces productives, le système national d’économie politique) ne peuvent pas être entièrement balayées. Je serais d’ailleurs bien curieux que les milieux libéraux organisassent un débat entre libre-échangistes et protectionnistes. Quoi qu’il en soit, il est en effet grand temps de remettre à l’honneur l’école libérale française dont les auteurs sont injustement méconnus. Et ça permet de tordre le cou à l’idée-reçue du “France essentiellement socialiste”.
Bonjour,
Merci pour votre commentaire et pour la référence à Friedrich LIST.
Cordialement
M. Creson
Je vous en prie. Personnellement, en bon lecteur de Bastiat, je suis plutôt convaincu par le libre-échange. Néanmoins, j’ai toujours été gêné par certains libéraux qui balayent d’un revers de main Colbert, List ou De Gaulle comme si ces derniers n’avaient été que de vulgaires socialistes. Cela revient à abandonner la pensée du protectionnisme aux seuls socialistes. Je pense que c’est très grave dans le contexte actuel, car cela revient a abandonner dans le débat public tout un pan de la pensée économique aux démagogues et sophistes socialo-tiersmondistes. Et, qu’on soit libre-échangiste ou protectionniste, il vaut malgré tout mieux un De Gaulle ou un Colbert qu’un Staline ou un Mao !