Les penseurs du libéralisme
Wilhelm von Humboldt (1767-1835) est un philosophe, linguiste, diplomate et homme politique prussien. Dans une lettre du 1er juin 1792, il écrit que « si l’on étend davantage l’intervention de l’Etat, on limite d’une manière désavantageuse l’activité propre, on produit de l’uniformité et, en un mot, on fait du tort à la formation intérieure de l’être humain ». En ce printemps 1792, il rédige son Essai sur les limites de l’action de l’Etat en réaction à la Révolution française et à ses conséquences, mais l’ouvrage ne sera publié intégralement que bien après son décès, en 1851. Autant dire qu’il n’aura qu’une influence rétrospective sur l’histoire de la pensée libérale.
Le principe des limites de l’Etat
Nourri des Lumières allemandes, Humboldt part de l’idée que l’homme doit jouir « de la plus entière liberté de se développer de lui-même et dans sa personnalité propre ». De là , l’importance fondamentale de la question qui résume l’objet de son livre : « Quelles sont les limites que l’institution étatique doit poser à son action ? ». La question doit en réalité se comprendre de manière différente, car il ne s’agit pas d’une autolimitation de l’État telle que la concevront au XIXe siècle les concepteurs allemands de la notion d’État de droit, mais de limites posées par les citoyens à l’Etat. Comme Humboldt l’exprime dans ses dernières pages, le but de son essai est double : « démontrer la possibilité d’une organisation étatique qui entraverait l’homme aussi peu qu’on l’imagine », mais aussi et en contrepoint faire voir combien un Etat sorti de ses justes limites porterait atteinte au bonheur, aux facultés et au caractère des hommes.
Autrement dit, le sujet central de Humboldt correspond à la question qui va tarauder les libéraux durant toute l’histoire : celle des limites de l’État. Il va y répondre de manière radicale par une anticipation remarquable des partisans de l’Etat minimal. En effet, il y a deux manières de concevoir le rôle de l’Etat : soit positivement comme l’institution qui va promouvoir le bonheur des citoyens ; soit négativement comme celle qui va se borner à empêcher le mal. Or, ainsi qu’il l’a exposé dans sa lettre précitée de 1792, l’activité de l’individu est inversement proportionnelle à celle de l’État, tels des vases communicants : l’augmentation de l’un produit la diminution de l’autre. Les bornes posées à l’activité de l’Etat permettent de laisser le champ libre à celle, spontanée, de l’individu. Dès lors, il est logique que Humboldt enserre l’institution étatique aussi strictement que possible, de manière bien plus étroite qu’un Adam Smith par exemple.
L’activité de l’Etat se réduit à la production de la sûreté, qualifiée d’« assurance de la liberté légitime ». Car, thuriféraire avant la lettre d’un Etat minimal, Humboldt ne verse pas pour autant dans l’anarcho-capitalisme. La nécessité de l’Etat ne saurait se discuter : « sans sûreté, il n’est point de liberté » ; or, la sûreté ne se produit pas de manière spontanée par l’activité des individus : « c’est là un bien que, seul, l’homme ne peut pas se procurer à lui-même ». Et Humboldt, contrairement plus tard aux anarcho-capitalistes, ne se pose même pas la question de savoir si cette sûreté pourrait être assurée par l’initiative des individus en dehors de la sphère étatique par le truchement d’une concurrence entre des agences gouvernementales. Il entend la sûreté de manière double et classique : vis-à -vis des ennemis extérieurs, comme contre les troubles intérieurs. L’objet de la sûreté est également conçu de manière double : il s’agit de protéger les citoyens, mais également leurs propriétés, puisque « personne ne peut jamais, en aucune manière, avoir la faculté de disposer des forces ou du bien d’un autre homme sans ou contre sa volonté ».
Les conséquences du principe
Telle est la sphère légitime de l’action de l’Etat. En dehors de cette sphère, celle-ci est illégitime. Après avoir posé les grands principes des limites de l’action de l’Etat, Humboldt consacre le reste de son livre à décliner, matière par matière, les différents domaines d’intervention envisageable de la puissance publique et ce, en apportant à chaque fois une réponse négative, sauf s’il s’agit pour l’État de remplir sa fonction de garant de la sûreté.
L’éducation publique ? Qu’elle soit imposée ou dirigée par l’Etat, elle est dangereuse. C’est que, quelle que soit son éventuelle bonne volonté, elle ne vise pas l’homme, contrairement à l’éducation privée, mais le citoyen ou le sujet. Ces idées sont d’autant plus notables que le nom de Humboldt reste attaché à la création en 1809 de l’Université de Berlin… La religion ? Humboldt sépare de manière drastique la sphère de la religion de celle de l’Etat. Les mÅ“urs ? Il n’appartient pas à l’institution étatique de combattre ou même simplement de prévenir leur corruption. Le bien-être des citoyens ? Puisque l’Etat ne doit pas traiter positivement de leur bonheur, il ne doit pas s’occuper de leur vie ou de leur santé, sauf bien entendu s’il s’agit en fait de prendre soin de leur sûreté.
En définitive, dès que l’institution étatique sort de son lit, étroitement borné, elle n’est ni légitime, ni même souhaitable.
3 réponses
Donc la justice sociale ne serait pas du ressort de l’Etat ! Humboldt n’a donc aucune conscience de sa nécessité.
C’est toujours un plaisir de lire ceux qui vont à l’essentiel.
Pour l’anecdote, Alexander, le frère de Wilhelm, est peut être le dernier savant omniscient et sa contribution à la connaissance du monde est majeure.
Il a donné son nom, entre autres, au courant froid qui longe le Chili.
Je croyais jusqu’ici qu’il avait aussi donné son nom à l’Université de Berlin sur « Unter den Linden »
Pas du tout ! C’est son frère dont je découvre avec bonheur la pertinence sobre.
Merci à Contrepoints
« Telle est la sphère légitime de l’action de l’Etat. En dehors de cette sphère, celle-ci est illégitime. »
D’après Humboldt.
Vous oubliez, par inadvertance, je n’en doute pas, d’apporter cette capitale précision.
Mais rappelons qu’en démocratie, c’est le peuple qui définit par son vote le périmètre et la légitimité de l’action de l’État. Pas un penseur à lui tout seul, de quelque obédience qu’il soit et si brillant soit-il.