Les penseurs du libéralisme – Charles Dunoyer et l’industrialisme

Temps de lecture : 5 minutes

Charles Dunoyer (1786-1862) est un juriste. Opposant sous la Restauration, il fonde avec Charles Comte (1782-1837) -avocat, puis député sous la monarchie de Juillet et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques- le journal Le Censeur en 1814, qui réapparaitra en 1817 sous le titre Le Censeur européen, en se jouant de la loi du 21 octobre 1814 sur la presse qui imposait l’autorisation préalable pour les publications de moins de vingt feuilles d’impression. Rallié à la monarchie de Juillet, il devient en 1830 préfet avant d’entrer au Conseil d’État en 1838. Entre temps, il avait été élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1832, comme son ami Comte. En dépit de son importance sous la Restauration en tant que libéral et défenseur de la liberté de la presse, il est largement oublié aujourd’hui, peut-être en raison de la longueur de certains de ses écrits et de son évolution vers un orléanisme passablement conservateur.

Le défense de l’industrialisme libéral

 En 1825, Dunoyer fait paraître son ouvrage le plus connu : L’Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté, à la suite d’un cours donné la même année à l’Athénée sur l’économie et la morale. Il y défend l’industrialisme, mais d’une manière fort différente de celle du comte de Saint-Simon. Selon ce dernier, la société moderne doit être reconstruite, organisée par le travail et dirigée par la science. L’industrie devient une fonction sociale qui détient entre ses mains le gouvernement. L’État industriel se conçoit comme une société formée uniquement d’artisans, d’artistes et de savants, creuset des pouvoirs publics, eux-mêmes chargés de diriger l’ensemble des travaux. Le socialiste Saint-Simon adopte ainsi une vision technocratique du développement d’après laquelle une élite de savants organise la société par la contrainte.

Dans son substantiel article de 1827 intitulé « Esquisse historique des doctrines auxquelles on a donné le nom d’industrialisme, c’est-à-dire, des doctrines qui fondent la société sur l’industrie », Dunoyer dénie à Saint-Simon la primeur de l’industrialisme, en réalité découvert par des penseurs libéraux, notamment Benjamin Constant et Jean-Baptiste Say. L’industrialisme libéral considère que toutes les professions ont un caractère industriel -le terme étant entendu au sens large- et que toutes composent les pouvoirs politiques, uniquement chargés de la protection de la sécurité des individus.

Industrie, morale et liberté

L’introduction de son ouvrage de 1825 en donne l’objet et, par le même mouvement, elle justifie des termes du titre choisi. Dunoyer n’a pas souhaité faire une histoire de la civilisation telle que Condorcet avait procédé dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il veut, lui, montrer « comment l’espèce humaine acquiert plus de morale et d’industrie ». Les trois termes du titre sont liés : l’industrie et la morale produisent la liberté.

A la question posée dans la préface -« Quel est le genre de vie le plus favorable au développement de toutes nos facultés ? »-, Dunoyer répond directement dans six des dix chapitres de l’ouvrage. Il s’interroge sur le « degré de liberté qui est compatible » avec les sauvages, les nomades, les sédentaires qui se font entretenir par des esclaves -critique au vitriol de Rome-, les sociétés de privilèges -l’Ancien Régime-, les sociétés emportées « vers la recherche des places » -la France de la Restauration-, enfin le « régime industriel ». Dunoyer décrit ce dernier mode d’existence, celui vers lequel les Français doivent tendre : le régime industriel se traduit par le respect de la liberté et, corrélativement, par la diminution de la sphère de l’État.

Anticipant les termes de l’anarcho-capitalisme, il n’hésite pas à faire du gouvernement -il n’écrit pas l’État- « une compagnie commerciale, commanditée par la communauté et préposée par elle à la garde de l’ordre public ». Pour établir les limites de l’État, Dunoyer part de la propriété de l’homme sur lui-même et sur ses biens : « chaque homme est maître absolu de sa personne, de sa chose, de ses actions ». Il s’ensuit que l’État « n’a le droit de se mêler en rien de la vie d’un citoyen tant qu’il ne trouble par aucun acte injuste l’existence d’aucun autre ». Les conséquences sont doubles : la sphère de l’État se réduit à mesure que les individus « apprennent à faire un usage plus inoffensif de leurs forces », même si Dunoyer ne parle pas d’un dépérissement de la sphère gouvernementale ; les mauvaises inégalités, celles qu’il qualifie de factices, font place aux bonnes, les inégalités naturelles.

Au terme de sa conclusion, Dunoyer en arrive à une véritable philosophie de l’histoire : « l’esprit de domination a toujours tendu à s’affaiblir, et l’esprit d’industrie à se fortifier ». Dans le second volume de son imposant ouvrage De la liberté du travail paru en 1845, il rejettera tout paupérisme, a fortiori toute paupérisation, dans les Etats contemporains les plus développés et il fera sienne une conception institutionnaliste de la liberté : alors que « les pays privés de sûreté présentent tous un aspect uniformément misérable », ceux dans lesquels progressent la sûreté et la confiance qu’elle inspire voient leur prospérité s’accroître.

L’évolution vers l’orléanisme

Embastillé sous la Restauration du fait de son combat en faveur de la liberté de la presse, Dunoyer devient un notable sous Louis-Philippe. Aussi les évènements de 1848 le désespèrent-ils. L’année suivante, il fait paraître un livre au ton acrimonieux, La Révolution du 24 février. Il y traite non seulement de l’insurrection de février 1848, mais également de celle de juin 1849. Il s’oppose aux révolutionnaires et à l’esprit révolutionnaire. Selon lui, les causes de la Révolution de 1848 proviennent de la croissance de l’État qui fait le lit du socialisme.

Dunoyer compare défavorablement la France et les pays anglo-saxons. En Angleterre comme aux Etats-Unis, les citoyens ne demandent au gouvernement que deux choses : la sécurité et la liberté. Ils considèrent « la société comme un corps doué d’une vie propre et qui se développe pour ainsi dire spontanément ». En France, au contraire, les citoyens se fourvoient au sujet de l’objet même du gouvernement. La société y est considérée « comme un corps qui ne peut se passer, dans ses fonctions les plus naturelles, d’impulsion et de direction, et dont le gouvernement est le principal et presque l’unique organe ». De cette conception étatiste découle une compréhension purement politique des libertés, qu’il s’agisse des droits d’association et de réunion, de l’électorat ou encore de la liberté de la presse, « celles qui nous rapprochent du pouvoir, qui nous permettent au besoin de l’escalader, de renverser et de supplanter ceux qui le possèdent, de participer d’une façon quelconque à son action et aux innombrables avantages dont il lui est donné de disposer parmi nous ». En contrepoint, la liberté de l’industrie, pourtant fondamentale, n’a cessé d’être entravée. Il en est résulté une véritable exception française : « l’établissement colossal, l’établissement sans pareil en aucun pays du monde, que nous nommons, en France, l’administration ».

Dunoyer se lamente de l’histoire de la France depuis la Révolution de 1789, un cours que la Révolution de 1848 a aggravé. Celle-ci, écrit-il cruellement, « n’a ni créé une liberté nouvelle, ni perfectionné une seule des libertés déjà établies ». La cause ne change pas : l’esprit révolutionnaire, la « tendance à substituer le plus possible l’activité collective de l’État à celle des individus », « ce travers qui considère le gouvernement comme une proie naturellement offerte à l’avidité de tous ». Le « régime administratif » suivi depuis un bon demi-siècle mène les Français « grand train au socialisme, qu’on a l’air de vouloir combattre pourtant ». En dépit de sa consternation, Dunoyer ne considère pas pour autant que l’histoire soit écrite. « La liberté, voilà le souverain remède » : tels sont ses derniers mots.

Sur le plan strictement politique, Dunoyer verse dans l’inconséquence. Dithyrambe de la monarchie de Juillet, il se trouve cependant dans l’obligation de reconnaître les fautes de Louis-Philippe et la continuité de ce régime avec les précédents depuis la Révolution française. De libéral, il s’est mué en orléaniste passablement conservateur par crainte du socialisme.

3 réponses

  1. « Dunoyer compare défavorablement la France et les pays anglo-saxons. »

    Je ne suis pas surpris. Force est de constater que les libéraux, fussent-ils eux-mêmes Français, sont tous idolâtres de la civilisation anglo-saxonne et farouchement francophobes.

    L’exil est peut-être une solution ?…

    Car il y a quelque chose de particulièrement hypocrite, si je peux me permettre, à fustiger le socialisme tout en se lamentant, comme lui, que le peuple (ou les individus qui le composent, selon le libéral, piètre distinction) ne soit pas mieux acquis à sa cause et à s’obstiner, donc, à vouloir transformer sa nature…

  2. Dans « L’opium des intellectuels », Raymond Aron appelle les libéraux à nouer une alliance stratégique avec les conservateurs pendant les périodes de menace socialiste. Libéraux et conservateurs peuvent trouver des points de rapprochement sur le « droit naturel ». Il faut savoir hiérarchiser les menaces en période de crise. Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire. Au XIXème siècle, les Français votaient massivement monarchiste (notamment le petit peuple des bourgs et des campagnes attaché à la propriété privée). Tant que la république a été liée au radicalisme socialiste, le peuple s’est refusé. C’est seulement après que Thiers eut écrasé la Commune en 1871, et acté ainsi la rupture entre la république et le socialisme, que le royalisme et le bonapartisme ont décru. De son côté, la gauche modérée (Gambetta) s’est ralliée à Thiers et à la république bourgeoise. Aujourd’hui c’est la même chose : le vote RN représente le vote royaliste et bonapartiste de jadis. Il ne cessera que lorsque l’establishment républicain aura rompu avec l’aile gauchiste.

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