Depuis plusieurs semaines, les observateurs scrutent les marchés américains avec inquiétude. Les taux baissent, montent, baissent et grimpent à nouveau, les adjudications du Trésor deviennent plus difficiles, et certains y voient déjà le signe d’une perte de confiance mondiale envers le dollar.
Mais si le problème était ailleurs ? Et si ce n’était pas une désaffection du billet vert qui posait problème, mais au contraire un manque de dollars disponibles là où ils sont nécessaires ?
Le diagnostic dominant est le suivant : les investisseurs étrangers — et notamment les banques centrales — se détournent des obligations souveraines américaines parce qu’ils anticipent une baisse de la valeur du dollar, ou qu’ils remettent en cause son statut de monnaie de réserve.
À ce récit très répandu un autre diagnostic, plus technique mais sans doute plus proche de la réalité, peut être opposé : nous serions confrontés non pas à une crise de confiance dans le dollar, mais à une pénurie de dollars — ou plus exactement de « dollars off-shore i» qui font fonctionner la finance mondiale.
En effet, le dollar moderne n’est pas uniquement celui qui reçoit l’imprimatur de la Réserve fédérale. Il est aussi — et surtout — celui que produisent en masse, au quotidien, les grandes institutions financières mondiales (banques et shadow banks ii ) à travers des montages transnationaux sophistiqués de dettes, de collatéral iii et de repos iv C’est le système de “monnaie-collatéral” v qui, depuis les années 1970, s’est développé, à l’insu de tous, à partir des infrastructures apatrides du marché des eurodollars. Un système dont les banques centrales ne reconnaissent toujours pas l’existence alors que c’est lui qui, dans le monde global, conditionne désormais la marche de nos économies.
Or, ce système est aujourd’hui en tension extrême. Les marchés repo s’assèchent. Les acteurs-clés — Primary Dealers vi, fonds, grandes banques internationales — hésitent ou ne peuvent plus mobiliser leur bilan pour soutenir les adjudications du Trésor. Le crédit interbancaire est fragilisé, non pas faute de volonté, mais à cause de contraintes réglementaires, de marges de sécurité accrues, et d’un effondrement de la vélocité du collatéral de qualité. Le dollar devient rare non parce qu’il est rejeté, mais parce qu’il est prisonnier d’un système que les autorités veulent à tout prix cadenasser, faute d’en comprendre tant les mérites que les défauts.
Ce renversement d’analyse est fondamental. Il montre que les politiques de soutien ne peuvent plus se contenter de raisons psychologiques (restaurer la confiance), ni de simples injections monétaires. Le cÅ“ur du problème est structurel : il tient à la défaillance de l’architecture d’un système monétaire global dont la mécanique interne reste malheureusement largement méconnue des décideurs au pouvoir.
Nous n’avons donc pas affaire à un désamour du dollar, mais à  une crise de l’accès à un dollar fonctionnel. Tant que cette confusion entre pénurie et défiance ne sera pas levée, les remèdes proposés resteront inadaptés — voire contre productifs.
i Dollars détenus et circulant dans des comptes de banques situées hors de la juridiction bancaire des Etats-Unis.
ii Littéralement : « banques de l’ombre ». Établissements financiers non officiellement reconnus comme banques mais pratiquant des opérations équivalentes à des transactions bancaires.
iii La finance moderne utilise le substantif « collatéral » pour désigner les actifs acceptés par les prêteurs en garantie d’un prêt consenti dans le cadre d’un contrat repo.
iv Les anglo-saxons parlent de « repo » (repurchase agreement) là où le jargon financier français utilise le terme de « pension livrée ». Le repo est un contrat où l’emprunteur reçoit une somme d’argent garantie par le dépôt d’un actif financier (le plus souvent des obligations, notamment des obligations d’état) que le prêteur s’engage à restituer le jour où le prêt arrive à échéance et lui est remboursé. C’est aujourd’hui la forme juridique la plus commune utilisée pour se procurer de la liquidité.
v Néologisme inspiré par analogie avec le concept de « monnaie-or ».
vi Terme anglais qui désigne le courtiers de premier rang qui servent obligatoirement d’intermédiaires spécialisés pour le placement dans le public des obligations souveraines émises par le Trésor.
5 commentaires
Oui, et? On reste un peu sur notre faim. Oui, ce que vous dites est juste, mais, pourriez vous développer ? Expliquer ? Structurer tout ça ?
Expliquer demande beaucoup de place car cela demande de remettre en cause beaucoup de concepts de base. Je vous renverrai à la série des différents articles que j’ai publiés dans le Journal des Libertés au cours des cinq dernières années. Vous y trouverez l’essentiel de la trame d’explication que vous recherchez. Je suis actuellement en train de construire une IA personnelle spécifiquement dédiée à ces questions monétaires. Il faudra encore attendre un certain temps avant qu’elle soit opérationnelle. Merci de votre marque d’intérêt.
Comme vous l’avancez : du fait d’une réglementation excessive, les acteurs-clés ne mobilisent plus leur bilan pour les adjudications du Trésor US et/ou ils hésitent. Une déréglementation montrerait qu’il y a un manque de dollar et non un manque de confiance dans le dollar
Donc, cette explication par une perte de confiance dans le dollar est illibérale et fausse pour expliquer la difficulté accrue de l’adjudication des bons du Trésor US.
Dans les deux explications, la perte de confiance est un fait.
Serait-il libéral, ou illibéral, pour expliquer cette perte de confiance, de voir un ajustement vers le bas nécessaire, et non vers le haut, de la masse monétaire, officielle et monnaie-collateral, momentanément plus que suffisante pour le niveau atteint de production de richesses ??
Le problème de l’offre de dollars n’est pas tant un problème quantitatif (création de nouveaux dollars : combien sont créés, on ‘n’en sais rien) qu’un problème de circulation et de recirculation à travers les tuyaux de la plomberie interbancaire. L’effet des contraintes réglementaires sur la capacité de mobilisation des bilans est de les amener à réduire leurs opérations d’arbitrage qui sont précisément l’instrument de cette redistribution.
“Le Dollar est notre monnaie et mais votre problème” J. Connally 1971