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Chute du dollar : spasme conjoncturel ou mirage monétaire ?

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En quatre mois, le dollar a perdu en moyenne 10% de sa valeur par rapport aux autres grandes devises (selon l’indice boursier DXY[1] généralement utilisé pour mesurer la force ou la faiblesse du dollar sur les marchés des changes). Il atteint ainsi un seuil que l’on n’avait plus observé depuis le début des années 1970. Faut-il y voir le signe avant-coureur de la fin de la prééminence monétaire américaine, comme beaucoup de commentateurs l’annoncent avec insistance ? Rien n’est moins sûr.

La baisse est brutale, spectaculaire. Elle s’est surtout manifestée au début du mois de mars, puis de nouveau en avril, avec une poussée continue vers le bas qui a continué tout au long du mois de juin, alors que fort peu d’investisseurs s’y attendaient. A cette occasion certains ont même évoqué  un « crash historique ».

Cela ne signifie pas pour autant que nous assistons au début d’un effondrement. Le phénomène s’inscrit dans une logique bien connue des spécialistes de la dynamique monétaire : celle d’un système structurellement instable, où des mouvements brusques et apparemment inexpliqués viennent régulièrement dérouter les observateurs. L’erreur classique consiste à y lire des signaux géopolitiques – une perte de confiance dans l’Amérique, un rejet du dollar – là où il ne s’agit en réalité que de mouvements d’ajustements liés à la mécanique endogène des taux d’intérêt et à la structure dynamique du système.

Ralentissement global, réactions nationales non coordonnées, d’où les tensions

Ce que révèle le choc du premier semestre 2025 est moins la fragilité du dollar que les effets de décalage induits par le caractère nécessairement imparfait de la synchronisation monétaire mondiale si caractéristique de la période post-covid[2]. Car si le ralentissement économique est bien global, les réponses qu’y apportent les autorités monétaires demeurent – par construction – nationales, fragmentées, asynchrones. Certains acteurs réagissent plus vite que d’autres ; certains tardent à ajuster leurs politiques ; d’autres encore les précipitent. Ce sont ces divergences de rythme – et non des choix opposés de politique – qui créent des tensions momentanées sur les marchés, comme ce mouvement inattendu du dollar.

Ainsi, tandis que l’Europe amorçait un cycle de baisse rapide de ses taux, la Réserve fédérale, elle, hésitait encore, freinée par des indicateurs d’inflation résiduels mal interprétés. Résultat : les différentiels de taux d’intérêt ont entraîné des arbitrages massifs de portefeuille sur les marchés des devises. En l’occurrence, la contraction non anticipée du différentiel de taux d’intérêt entre la Fed et la BCE a pris de court les marchés, provoquant des ventes massives de positions en dollars. Il ne s’agit là que d’une réaction d’ajustement à court terme, dont il serait abusif de tirer des conclusions structurelles.

Ce sont ces mouvements – et non une défiance structurelle – qui expliquent la présente chute du dollar. L’indice DXY n’est qu’un thermomètre; il ne dit rien à lui seul sur la santé profonde du système.

Le dollar est américain, mais l’architecture du système est mondiale

Surtout, il ne faut pas perdre de vue que, du fait de sa fonction de monnaie de réserve, la monnaie dollar ne fonctionne pas comme une devise nationale ordinaire. Aujourd’hui, l’essentiel des dollars qui alimentent les transactions internationales sont en fait le produit d’un immense système financier mondial (dit Eurodollar), en grande partie apatride. La liquidité en dollars y est de fait assurée par des groupes bancaires (et non par les banques centrales) dont les capacités de distribution de crédits (et donc de création monétaire) se trouvent de plus en plus restreintes parce que les bilans ne croissent pas. Cette disparition de la croissance des bilans bancaires est particulièrement nette pour les années post-covid. Or, en l’absence de véritable expansion du crédit bancaire en dollars (ou en eurodollars), aucune chute durable du dollar n’est possible. Même lorsque certains acteurs se débarrassent de leurs actifs en dollars, d’autres – contraints par leurs dettes libellées dans cette monnaie – sont obligés d’en acheter. Dans ces circonstances la demande globale en dollars est donc, en réalité, quasiment inélastique.

Sortir des modèles classiques

C’est cette réalité que masquent les discours alarmistes : un dollar peut bien baisser sur six mois, il n’en reste pas moins le cœur du système de financement international. Ce n’est pas la confiance dans l’Amérique qui en fait la force, mais l’architecture désormais largement off-shore du système monétaire mondial hérité de la globalisation financière des années 1980 – 2000[3].

La situation actuelle illustre une vérité peu dite : les mouvements les plus spectaculaires des marchés des changes ne sont pas toujours porteurs de sens historique. Ce sont souvent des accidents, des effets de seuil produits par des écarts de tempo entre décisions monétaires.

Une telle lecture impose de sortir des modèles classiques. Le système monétaire mondial n’est plus un mécanisme de flux régulés entre nations, mais un réseau matriciel de dettes, de bilans bancaires interconnectés et de politiques indépendantes dont les séquences temporelles ne coïncident jamais totalement. Dans cet univers, les spasmes sont normaux – même si cela ne signifie pas que des accidents ne puissent pas survenir. Mais c’est est une autre histoire.


1]    Le DXY mesure la valeur du dollar américain par rapport à un panier de seulement six devises mondiales, parmi lesquelles l’Euro est celle qui a le poids le plus important. Cette structure introduit un biais méthodologique qui tend à sous-estimer le mouvement réel du dollar lorsque celui monte (dans la mesure où l’indice n’intègre pas les monnaies qui, dans ces périodes, dégringolent en général le plus vite  par rapport à lui : par exemple les monnaies des pays émergents). En revanche le DXY reflète plus fidèlement l’ampleur globale des moments de baisse.

[2]    Depuis le choc pandémique de 2020, l’économie mondiale connaît une évolution marquée par une synchronisation renforcée des cycles économiques, tirée par la généralisation des chocs communs (crise sanitaire, inflation énergétique, tensions géopolitiques). Cette convergence des tendances conjoncturelles a mécaniquement entraîné une synchronisation des politiques monétaires : d’abord dans le sens du soutien (2020–2021), puis dans celui du resserrement face à l’inflation (2022–2023), et aujourd’hui dans une inflexion vers l’assouplissement (2024–2025), face au ralentissement global.

[3]    Autrement dit, dans le monde d’aujourd’hui, contrairement  à tous les schémas enseignés, c’est paradoxalement l’extrême efficacité du système hors-bilan et apatride des eurodollars qui assure l’hégémonie du dollar US.

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4 commentaires

Le lys dans la vallée 10 juillet 2025 - 12:24 am

J’ai lu quelque part que Trump (avec son histoire de tarifs douaniers) souhaitait simplement faire baisser un peu le dollar. C’est à dire garder le système actuel, mais essayer d’en limiter un peu les effets négatifs sur l’aggravation de la dette américaine. J’avoue ne pas savoir quoi en penser.

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Baeten 10 juillet 2025 - 8:36 am

Le fait que la Chine ait vendu quelques pour cent de ses obligations long terme en dollars et la dégradation de la note de la dette souveraine US par Moody ont probablement également contribué à la baisse du dollar

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Thierry Lenfant 10 juillet 2025 - 12:37 pm

La question de l’inélasticité de la demande de dollars est absolument fondamentale… Son caractère obligé mérite une énorme attention dès lors qu’il constitue un structurant géopolitique déterminant … Vous me rappelez une discussion passionnante (comme toujours..) que j’avais eue à l’UCL avec Robert Triffin, abordant notamment un article de Jacques Bichot paru dans la Revue d’économie politique (mais dont le titre m’échappe …. et l’année aussi …) consacré aux xeno-devises. Il m’avait recommandé la lecture de la thèse de doctorat de Christian de Boissieu “La vitesse de circulation de la monnaie . Une approche conflictuelle” , qui recèle quelques pépites (notamment la question de la distorsion des prix relatifs).

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Candide 10 juillet 2025 - 2:04 pm

Pour illustrer tout ce mécanisme d’une manière ludique et convivial il existe un jeu de société qui se nomme BOOM/BUST.

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