Fin juin : mouvements brutaux, de forte ampleur et plutôt inattendus sur les taux d’intérêt américains ? Que faut-il y comprendre ? Quels signaux envoient-ils pour nous aider à déchiffrer l’état actuel de la situation économique mondiale ?
Alors que les indices boursiers américains flirtent avec leurs plus hauts niveaux historiques, les taux d’intérêt viennent d’opérer un mouvement spectaculaire, en particulier à l’avant de la courbe (les taux courts). La chute brutale des rendements à court terme jette un doute sérieux sur l’optimisme que continuent de refléter de leur côté les marchés d’actions. Qui faut-il écouter ?
Depuis plusieurs semaines, la courbe des taux américaine présente une forme caractéristique d’un « bull steepening »[1] : les rendements à court terme baissent rapidement, tandis que les taux longs reculent plus lentement, voire stagnent. Ce type de mouvement survient classiquement dans les phases de retournement conjoncturel, lorsque les marchés commencent à anticiper une décision d’assouplissement monétaire par la Banque centrale en réponse à une dégradation de la conjoncture.
Le mouvement s’est brutalement amplifié au cours des derniers jours du mois de juin, à commencer par les taux des bons du Trésor à très court terme. Le rendement du T-Bill à 4 semaines, qui s’élevait encore à plus de 4,3 % il y a un mois, a chuté à 4 % lors de la dernière adjudication. Fait notable : ce niveau est désormais inférieur au taux de rémunération de la facilité de reverse repo de la Fed (4,25 %). Autrement dit, certains acteurs préfèrent aujourd’hui placer leur argent à 4 % sur des titres très liquides, plutôt que d’obtenir un rendement supérieur, mais en prenant davantage de risque ou en immobilisant leurs fonds dans d’autres instruments. Cela traduit clairement un repli vers les actifs refuge de court terme (comme les bonds du Trésor).
Ce mouvement s’explique directement par les dernières données économiques publiées. Le rapport du dernier vendredi de juin a révélé un recul simultané des revenus et des dépenses des ménages. Le revenu personnel est en baisse, en partie à cause de facteurs techniques (comme la suspension de paiements liés à des comptes de sécurité sociale inactifs), mais aussi du fait d’un ralentissement sous-jacent des gains salariaux.
Du côté des dépenses, le constat est plus préoccupant encore : la consommation globale des ménages — y compris les services — recule pour la deuxième fois cette année. Or, ce sont justement les dépenses de services qui avaient jusqu’ici soutenu la croissance. Les dernières révisions du PIB montrent que c’est désormais le ralentissement de cette composante qui pèse le plus sur l’activité.
Derrière ces chiffres, on observe un changement notable du comportement des consommateurs. Ceux-ci commencent à réduire leurs dépenses discrétionnaires, par précaution ou sous contrainte budgétaire. Maintes entreprises américaines en témoignent. Ces signaux convergent vers un même diagnostic : le marché du travail inquiète, et ce sont les anticipations sur l’emploi et les salaires qui dictent désormais les décisions de consommation (plutôt que les prix)
Face à ce tableau, la posture de la Réserve fédérale devient de plus en plus délicate. Officiellement, Jerome Powell continue d’adopter un ton mesuré : il a rappelé lors de son témoignage devant le Congrès qu’une baisse des taux n’était pas imminente, à moins d’un infléchissement clair de l’inflation. Pourtant, plusieurs membres du FOMC[2] ont exprimé leurs inquiétudes sur la solidité de la consommation et du marché de l’emploi. La ligne dure de la Fed commence à se fissurer, sous l’effet d’une réalité économique de plus en plus difficile à ignorer.
La courbe des taux, notamment les segments à deux et trois ans, reflète cette ambivalence. Historiquement, ces segments jouent un rôle clé dans l’anticipation des inflexions de politique monétaire. Le nouvel accès de faiblesse des taux à deux ans suggère qu’une nouvelle phase de baisse est en train de s’installer, et qu’elle est cette fois cohérente avec la détérioration générale des « fondamentaux ».
Ce constat tranche radicalement avec le comportement des marchés d’actions. Le S&P 500 enchaîne les records, porté notamment par la performance spectaculaire des grandes valeurs technologiques, dopées par l’enthousiasme autour de l’intelligence artificielle. Mais cette progression est trompeuse : elle repose sur un nombre restreint de valeurs, tandis que des indices plus représentatifs de l’économie réelle, comme le Dow Jones ou le Russell 2000, sont à la traîne.
Les divergences sectorielles s’amplifient. Des entreprises aussi emblématiques que FedEx — souvent considérée comme le baromètre de l’activité économique mondiale — signalent un essoufflement de la demande. Le marché obligataire, quant à lui, anticipe très clairement une accentuation du refroidissement macroéconomique. Cela jette une lumière crue sur la fragilité du rebond boursier actuel, qui pourrait être davantage le fruit d’effets techniques (couverture de positions vendeuses, chasse au rendement) que d’une réelle confiance dans la reprise.
L’ensemble de la courbe des taux, depuis le très court terme jusqu’au long terme, commence enfin à délivrer un signal unifié : continuation du ralentissement de la croissance, reflux de l’inflation, pression sur la Fed. Si la Réserve fédérale maintient pour l’instant une posture attentiste, le marché anticipe déjà son ralliement au mouvement de baisse des autres banques centrales et l’y contraindra à terme, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des dernières décennies.
L’erreur serait de voir dans cette baisse des taux une bonne nouvelle en soi. Dans ce cas précis, contrairement au réflexe habituel des médias qui voient dans les taux bas une promesse de relance, des taux plus bas signifient une chose et une seule : l’économie américaine continue de s’affaiblir plus vite que prévu.
[1]   Expression typique du jargon financier pour désigner un redressement de la pente des taux censé mettre fin à l’anomalie d’une courbe des taux inversée (taux courts supérieurs aux taux courts). Elle s’applique au cas particulier où la courbe se redresse, sous l’effet d’une chute des taux courts plus rapide que celle des taux longs. Le terme « bull » est utilisé pour caractériser un marché des obligations haussier (les prix, mais pas le rendement – c’est à dire les taux – qui va en sens inverse).
[2]   L’instance de la Fed où se décident les changements de taux officiels..