Contrairement aux interprétations courantes trop hâtives, le rejet du traité européen lors du référendum du 29 mai 2005 n’a pas constitué une défaite libérale.
L’Humanité (28 mai 2025) a consacré sa une au traité établissant une constitution pour l’Europe, avec ce titre :  « 20 ans après le non au TCE – Le coup d’État libéral ». En réalité, l’article sur deux pages parle peu du libéralisme en lui-même. Il rappelle que le rejet du texte, par 54,7 % des votants, lors du référendum du 29 mai 2005 n’a pas empêché la ratification parlementaire deux ans plus tard du traité de Lisbonne, qui était un simple rafistolage du premier document. Un incontestable déni de démocratie dont reste responsable Nicolas Sarkozy. L’éditorial parle en revanche des « principes néolibéraux de l’Union européenne » du traité qui auraient été « gravés dans le marbre », avec toute l’ambiguïté du terme « néolibéralisme ».
De son côté, Libération (28-29 mai 2025) écrit que le traité « semblait creuser cette veine [l’obsession pour un marché unique accouchant d’un monstre antisocial], directement inspirée de l’ordolibéralisme allemand ». Vraiment libéral ce « néolibéralisme » ou cet « ordolibéralisme » ? Pour répondre à cette question, nous plongerons dans nos souvenirs.
Les libéraux au début des années 2000
En notre qualité de constitutionnaliste libéral, nous nous sommes intéressé au processus de révision des traités communautaires dès la création de la commission Giscard en 2001. Nous avons publié plusieurs articles critiques au fond comme en la forme, avant de participer à une grande réunion libérale à Paris prédédant le référendum de 2005, qui s’est tenue devant plusieurs centaines de personnes. De mémoire, nous étions quatre à intervenir. Notre maître en libéralisme, Jacques Garello, a dit tout le mal qu’il pensait du texte et il a appelé sans détour au « non » afin d’être cohérent avec les principes libéraux. Nous sommes intervenu ensuite et nous allions, pour des motifs juridiques et constitutionnels, dans le même sens. Notre ami Alain Madelin a  prononcé un superbe discours qui pointait sévèrement les défaillances du projet, avant de finalement se décider en faveur du « oui », pour des motifs en réalité strictement politiques.
Le camp des partisans du « non » était effectivement peu reluisant, entre Olivier Besancenot, José Bové, Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Marie Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou encore Philippe de Villiers. Mais dans le cas d’un référendum, les voix se pèsent, elles ne se comptent pas. Peut-être que si les hommes politiques libéraux avaient fait clairement savoir qu’ils étaient opposés au texte pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec celles qui motivaient les extrêmes et les populistes de tout poil, la situation eût été plus claire, mais (quoi qu’en pensent les wokistes) on ne refait pas l’histoire.
Le libéralisme, bouc émissaire
A la suite du rejet du référendum qui semblait sonner comme une victoire du « peuple » contre des élites déconnectées des réalités, nous avions, avec notre ami Mathieu Laine, consacré un article substantiel dans Le Figaro (8 juin 2005) au « libéralisme, bouc émissaire ». La victoire du « non » au référendum sonnerait-elle comme une défaite du libéralisme en rase campagne ? Absolument pas. Voici ce que nous écrivions pour l’essentiel.
« La victoire du  “non” au référendum sur la Constitution européenne vient de clore l’une des campagnes électorales les plus antilibérales de l’histoire politique française. Alors que les partisans du “oui” voyaient dans le projet de Constitution le meilleur rempart contre  “la mondialisation ultralibérale”, les partisans du  “non “annonçaient que son adoption livrerait la France à “l’ultralibéralisme européen ».
Nous ajoutions de manière prémonitoire (nous nous permettons cet acte d’autocongratulation puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même…) : « Nous avons assisté à l’émergence d’une nouvelle forme de populisme dont le bouc émissaire n’est autre que le libéralisme ».
Pourquoi les textes communautaires n’étaient (et ne sont toujours) pas libéraux
Le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe ne posait pas seulement des problèmes démocratiques qui ont été largement mis en lumière. Les déclarations technocratiques de certains de ses concepteurs ont justement ému. Mais il a rarement été souligné, à l’époque pas plus qu’aujourd’hui, combien son texte était traversé par des partis-pris antilibéraux.
D’abord, et de manière générale (nous ne nous appesantirons pas sur la question très technique de la novation d’un traité en constitution, autrement dit d’un acte de droit international en acte de droit interne), le texte était un défi à la notion bien entendue de constitution. En effet, celle-ci se comprend historiquement comme un texte qui vise à limiter le pouvoir, à l’enserrer aussi strictement que possible pour garantir les droits des individus. Ici, rien de tel : le document avait pour objectif d’accroître les pouvoirs de l’Union européenne au détriment des Etats (ce qui a alarmé les « souverainistes » de droite comme de gauche), mais surtout (ce qui importe avant tout aux yeux des libéraux) des individus. Aux compétences exclusives de l’Union se sont ajoutées des compétences partagées et des compétences dites d’appui, l’ensemble laissant une marge de manœuvre de plus en plus réduites aux Etats membres.
Ensuite, comme si ce n’était pas suffisant, le caractère défectueux de la répartition des compétences apparaissait d’autant plus grave que, si les textes communautaires ont entériné la notion de subsidiarité, ils l’ont fait de manière coupable. En effet, la subsidiarité a été comprise, selon les vœux de Jacques Delors, de manière descendante, le niveau dit le plus élevé, l’Union européenne, étant susceptible d’intervenir à partir du moment oùil se considérait comme le plus efficace.
Enfin, les traités ont utilisé un vocabulaire qui a été fréquemment entendu comme libéral, alors même qu’il ne l’était pas. Ainsi de « l’économie sociale de marché » ou encore de « la concurrence libre et non faussée » (sans parler de la « justice sociale »). Libération, dans l’article cité au début de cette chronique, fait justement référence à l’ordolibéralisme, mais sans bien comprendre ce dont il s’agit.
L’ordolibéralisme est un mouvement allemand apparu à la fin des années 1920 pour promouvoir, comme son nom l’indique, un libéralisme ordonné. Ses tenants considèrent que le libéralisme classique a failli et qu’il appartient à l’État de fixer le cadre du marché. Il est fréquent aujourd’hui de considérer que les textes communautaires de 1957 ont été directement inspirés par cette mouture de « néolibéralisme » (un « nouveau libéralisme » qui se distingue d’un libéralisme classique suranné). La référence ne va pas de soi car des ordolibéraux de premier plan, à commencer par le praticien Ludwig Erhard ou le théoricien Wilhelm Röpke, ont été franchement critiques à l’égard des traités de Rome. Mais une partie du vocabulaire des textes communautaires des années 2000 est congruente avec ce mouvement de pensée très éloigné des canons du libéralisme et plus encore du libéralisme autrichien (Ludwig von Mises ne parlait-il pas avec dédain d’« ordo-interventionnisme » ?…).
En substance, les libéraux ne pouvaient pas être favorables au traité établissant la Constitution européenne , pas plus que pour le traité de Lisbonne qui a suivi en 2007, pour la simple et bonne raison que ces textes étaient très éloignés des canons du libéralisme. L’interventionnisme tous azimuts de la Commission de Bruxelles, la centralisation croissante et le normativisme communautaire délirant ont malheureusement confirmé les craintes des libéraux qui avaient déjà contesté le tournant socialisant de la présidence Delors à partir de 1985 et du traité de Maastricht subséquent en 1992.
11 commentaires
On peut aussi considérer que l’Europe nous protège de la tendance à la dérive collectiviste totalitaire qui caractérise nos institutions politiques nationales, soutenues par la grande majorité de nos concitoyens.
Philippe de Villiers “peu reluisant”…? Mais cet homme brille par sa vista, tout ce qu’il avait prédit est arrivé…
https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/avec-philippe-de-villiers-cest-le-memoricide-du-liberalisme/
On se gargarise de mots et vocabulaire que chacun interprète à sa façon : liberalisme, nouveau libéralisme, ordolibéralisme, libéralisme autrichien, ultra libéralisme.. etc, n’en jetez plus, tout cela passe au dessus d’une grande partie des Français. Est-ce qu’on pourrait revenir à quelque chose de simple, évident et donc compréhensible par tous : le bon sens, dans l’intérêt exclusif de la France et des Français, quelle que soit son étiquette politique, du bon gros sens fournisseur des services indispensables à la vie de la Nation, sans peinture idéologique illusoire et inutile mais ou l’efficacité est privilégiée. Quelqu’un pourrait inventer un nouveau mot pour résumer ce mode d’action ?
Très bien Jojo. Merci
On attend le Cincinatus qui pourra faire ça chez nous ….
C’est bien par la multiplication des articles du projet que cette constitution est apparue liberticide, d’où la victoire du non et la défaite de Sarkozy qui l’a fait passer de force avec son bidouillage
Merci. Vous me rassurez car j’ai effectivement voté Non, m’attirant les foudres d’une certaine partie de mon entourage européen bêlante…
Merci pour cette mise en lumière . J’ignorais en effet le positionnement des libéraux français sur la constitution européenne . Je souhaiterais connaître le point de vue des libéraux sur la nation . Les libéraux se considèrent t ils souverainiste ? Sont ils attachés au concept de nation ? Il me semble que oui , mais je souhaiterais un éclairage.
Monsieur,
Je vous remercie pour votre question. J’y réponds de manière inévitablement superficielle.
Les libéraux peuvent être schématiquement classés en deux catégories: ceux qui n’utilisent pas le terme de souveraineté; ceux qui parlent de la “souveraineté de l’individu”.
Ils rejettent le concept d’Etat-nation. Ils considèrent en effet que ce n’est pas l’Etat qui constitue la nation, quelle que soit l’histoire du pays, pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont pas étatistes.
Bien entendu, cela ne les empêche nullement d’être patriotes et de chérir leur pays.
Me Jean-Philippe Feldman
Peu importent les “noms en isme” le projet m’a déplu parce qu’il nous mettait en remorque de notre voisin l’Allemagne dans l’utopie d’une paix européenne garantie par ce traité . L’évolution a bien montré que nous perdions toute souveraineté alors qu’une confédération entre états différents (misant sur des options énergétiques différentes) était avantageux pour tous. Nous sommes allés de concessions en abandons et l’Europe est aujourd’hui très peu coopérative et toujours à l’avantage de notre “alliée” germanique.
Interessant ce rappel des sources au moment des débats, ou plutôt non débats, dont personne ne se souvient….
On notera que Madelin qui était contre a fini par voter pour le texte de la constitution européenne proposé !!!!!!!!
Après ça on s’étonnera qu’il n’y ait pas de pensée libérale claire et reconnue….. libéral dans les mots, mais soumis et abscons dans les votes et les faits….Lisnard va être pris dans les memes contradictions. Ça s’appelle faire des compromis pour continuer à être à la table de la soupe politique !!!!